35 ans après, les déchets de Tefal contaminent toujours


Rumilly (Haute-Savoie), enquête

De sa jeunesse à Rumilly, en Haute-Savoie, Gilles [*] se souvient encore des jeux dans une des décharges de la commune. Il transformait des fûts abandonnés en radeaux et voguait, dans ce fossé où l’eau transpirait de la nappe. Habitants, industriels… « Tout le monde venait y jeter des choses ! » assure-t-il aujourd’hui. Cette mémoire se confond avec celle de Patrice [*]. Son plaisir à lui, c’était le motocross, lancé sur un immense tas de boues « déversées par camions », notamment par un industriel bien connu du coin : Tefal. « Une fois adulte, je me suis dit que tout ce qui avait été jeté là, un jour, on finirait par le payer. En santé », lâche Gilles.

Reporterre s’est plongé dans le passé du célèbre fabricant de poêles antiadhésives, premier employeur de la ville. Des documents, en accès libre pour certains et obtenus auprès des services de l’État pour d’autres, révèlent comment l’activité historique de Tefal et l’enfouissement de déchets dans divers dépôts à Rumilly et alentour, pratiqué de 1968 à 1989, ont légué à la commune des sources de contamination aux « polluants éternels », les PFAS, toujours actives aujourd’hui. Un quartier résidentiel entier pourrait être exposé.


Contamination au PFOA autour du site de Tefal à Rumilly.
© Louise Allain / Reporterre

Ces nouveaux éléments viennent compléter le tableau de la contamination à grande échelle découverte à Rumilly. Fin 2022, la cité savoyarde de 16 000 habitants apprenait que son eau potable contenait du PFOA, un PFAS interdit depuis 2020 et reconnu cancérogène en 2023, à un niveau supérieur aux recommandations sanitaires.

Une substance que l’on retrouvait, jusqu’en 2012, dans le PTFE, ce revêtement antiadhésif plus communément appelé Téflon, qui a fait le succès des poêles de Tefal, détenu par le groupe SEB. Depuis fin 2023, une nouvelle unité de traitement, dont le coût d’un an de fonctionnement a été financé par l’industriel, permet de rendre l’eau du captage pollué à nouveau potable. Mais notre enquête montre que cela ne suffit pas à régler le problème.


La ville de Rumilly avec les entrepôts et usine de l’entreprise Tefal.
© Antoine Boureau / Reporterre

Un dôme enherbé au lourd passé

Une grande butte de terre surplombe le plan d’eau des Pérouses, la base de loisirs où les Rumilliens aiment se baigner l’été. Difficile d’imaginer que ce dôme enherbé, qui se fond aujourd’hui dans le paysage, a accueilli, de 1968 à 1974 puis de 1979 à 1988, les déchets de Tefal.

Le site de l’industriel se situe à moins de 1 kilomètre à vol d’oiseau. Dans son étude historique [1], un document inédit que Reporterre s’est procuré, Tefal reconnaît avoir enfoui ici 30 000 m³ de « boues », l’équivalent de douze piscines olympiques. Il s’agit des résidus solides extraits des rejets d’eaux usées de l’entreprise, à l’issue d’un traitement épuratoire. Celles déversées au dépôt des Pérouses, qui était à l’origine une carrière, contenaient, a minima pendant la période 1979-1988, des « résidus de revêtements [de PTFE] », composés du très toxique PFOA.


Sous cette butte de terre, Tefal a enfoui de 1968 à 1974, puis de 1979 à 1988, 30 000 m3 de déchets dont au moins une partie était chargée en PFAS.
© Antoine Boureau / Reporterre

C’est à ce même endroit que Patrice venait jouer au motocross. « On y était allé avec des copains. On pensait que c’était solide, mais on s’était enfoncés », s’amuse un autre habitant de Rumilly. Des analyses réalisées par le bureau d’études TAUW pour le compte de Tefal — en ligne sur le site de la direction régionale de l’environnement (Dreal) — montrent qu’en 2023, soit trente-cinq ans après l’arrêt du dépôt, la nappe phréatique présente sous le site reste fortement polluée au PFOA. Jusqu’à 17 900 nanogrammes par litre (ng/l) pour ce seul composé. Un résultat « à interpréter avec réserve », précise toutefois TAUW.

C’est tout de même quasiment neuf fois plus que la norme de qualité pour les eaux brutes — une eau qui n’a pas reçu de traitement —, fixée à 2 000 ng/l. Ce taux de PFOA fait partie des plus élevés jamais enregistrés en France dans une nappe phréatique, selon les informations disponibles. « À ce niveau-là, on est vraiment sur des sites très contaminés », analyse Sébastien Sauvé, professeur en chimie environnementale et spécialiste des PFAS.


Le plan d’eau et le dépôt des Pérouses en 1986.
© IGN

Pour les experts de TAUW, ce site « constitue vraisemblablement une source historique [de contamination] pour les eaux superficielles et les eaux souterraines. » Le Chéran, un cours d’eau présent en aval, contaminé aux « polluants éternels », pourrait donc avoir été impacté par le ruissellement de la nappe polluée par le dépôt.

« Les PFAS se bioaccumulent facilement chez les animaux, notamment les invertébrés aquatiques dont les poissons se nourrissent. Je serais assez inquiet de manger un poisson provenant de ces rivières », dit Sébastien Sauvé.

En avril 2023, l’Agence régionale de santé (ARS) a en effet recommandé de ne plus consommer les poissons pêchés dans le Chéran ou le Dadon. Le plan d’eau des Pérouses présente, lui, des taux de PFOA compris entre 200 et 300 ng/l. La norme des PFAS dans l’eau potable est de 100 ng/l. L’été dernier, des associations ont demandé d’y interdire la baignade, évoquant un risque de contamination par contact avec la peau. Une demande qui n’a pas été suivie d’effets.

Des tonnes de déchets au milieu d’une ferme

À une quinzaine de minutes en voiture du plan d’eau des Pérouses, dans la commune voisine de Sales, une ferme donne une vue imprenable sur les vallées de Haute-Savoie. Une poignée de maisons et quelques vaches parsèment le paysage. Sur cette exploitation, une légère butte, à quelques mètres de l’habitation des propriétaires, se détache : là, Tefal a déversé 5 000 m³ de boues, entre 1974 et 1979, dont au moins une partie contenait des PFAS, selon l’étude historique de l’industriel.

« C’était un trou avant. Je me souviens de camions qui sont venus déverser, mais j’étais petit », se remémore l’exploitant agricole, qui ne souhaite pas non plus donner son nom. Ce dépôt a été mis en place avec l’accord du propriétaire qui souhaitait avoir un « accès plus direct à ses terres », révèle un document d’archives de 1973. À cette époque, la préfecture avait donné son aval à ce projet, estimant « qu’il n’y aurait pas de risque de pollution des nappes phréatiques ».


Virgile Benoit, membre d’Aera : «  J’ai complètement arrêté de cultiver mon potager.  »
© Antoine Boureau / Reporterre

« Il y a localement un impact », estime pourtant le bureau d’études TAUW, qui a mesuré en 2023 un taux de 110 ng/l de PFOA dans une source d’eau, à 240 mètres en aval, « qui sert ponctuellement à l’abreuvement des bovins ». Une concentration de 125 ng/l a également été relevée une fois en 2022 dans un autre puits à 800 mètres. « Ce qu’ils mettaient, ça ressemblait à de la chaux. Ça n’a jamais été toxique, la chaux. Personne n’est tombé malade ici. Même moi, ça m’arrive de boire l’eau du puits », glisse le propriétaire des terres.

Un quartier potentiellement exposé

C’est peut-être ce qui se cache sous les usines de Tefal qui présente, encore aujourd’hui, le plus fort risque pour la population. La nappe phréatique, localisée sous les usines et entrepôts du géant de la poêle qui s’étendent sur une trentaine d’hectares au sud du centre-ville, est largement contaminée au PFOA.

Or, les études hydrogéologiques montrent qu’elle s’écoule en direction du quartier pavillonnaire des Grangettes, situé en contrebas et peuplé d’environ 3 000 habitants. Dans ces eaux souterraines, les taux de PFOA relevés dépassent, là encore, à plusieurs reprises les 2 000 ng/l, la valeur de qualité de référence pour les eaux brutes. « Ces concentrations semblent témoigner d’un cas sérieux de pollution », dit Martin Scheringer, chercheur et président du Groupe d’experts internationaux sur la pollution chimique (IPCP).


Le quartier des Grangettes, potentiellement exposé à la pollution au PFAS à Rumilly.
© Antoine Boureau / Reporterre

Dans cette zone, les experts de TAUW estiment que la contamination pourrait provenir des activités historiques de Tefal liées à l’utilisation de PTFE contenant du PFOA, mais aussi d’une ancienne décharge communale localisée sous un des bâtiments de l’entreprise. Elle y a déversé des déchets de septembre 1988 à mai 1989. Ces huit mois d’enfouissement, trente-cinq ans plus tard, représentent toujours un risque « élevé », d’après l’étude historique.

Pour les habitants vivant dans le quartier des Grangettes, selon le bureau d’études, les voies d’exposition possibles sont multiples : puits privés pour arroser le potager, ingestion directe d’eau ou de particules de sol. Une enquête de voisinage menée sur 93 logements par le bureau d’études Antea, pour le compte de la mairie — un document obtenu par Reporterre auprès de la préfecture —, recense dans ce secteur 3 puits, 17 potagers et 1 élevage.


Un pêcheur à la mouche sur le plan d’eau de Rumilly, où des taux de PFOA compris entre 200 et 300 ng/l ont été mesurés en 2023.
© Antoine Boureau / Reporterre

Patrice, qui s’amusait dans les dépôts de boues avec sa moto, vit aux Grangettes et utilise son puits « depuis quarante ans » pour arroser son potager. Il va continuer à le faire, se disant un peu inquiet. Virgile Benoit, membre de l’association environnementale Agir ensemble pour Rumilly et l’Albanais (Aera), adopte la position inverse : « Les révélations sur les PFAS à Rumilly m’ont fait sauter le pas : j’ai complètement arrêté de cultiver mon potager. »

Contactée, la communauté de communes Rumilly Terre de Savoie n’a pas répondu à nos questions précises. « Je suis surpris d’apprendre que [la pollution] pourrait éventuellement se déplacer là-bas », exprime pour sa part Christian Dulac, maire de Rumilly. Une position étonnante, puisque l’étude d’Antea, rendue à la municipalité en octobre 2023, mentionnait déjà ce risque d’exposition. Christian Dulac a été élu maire en novembre 2023, à l’issue d’élections anticipées. Les habitants que nous avons rencontrés, pour partie des salariés de Tefal, affirment, eux, ne pas être au courant de la problématique.

En novembre 2023, une enquête conjointe du Monde, de France 3 et du Dauphiné libéré a révélé des analyses de sang prélevées chez cinq femmes volontaires. Résultat : elles présentaient toutes des taux de PFOA 4 à 6 fois supérieurs à la moyenne détectée au sein de la population générale par une étude de Santé publique France de 2019.

Selon des documents transmis par la préfecture, des recherches plus poussées pour caractériser précisément la pollution vont être engagées par Tefal. Aucune étude sur les humains n’est prévue.

« Nous avons toujours agi dans le respect de la réglementation »

Contactée, la société Tefal tient à souligner « son empreinte réduite parmi les entreprises utilisatrices de PFAS ». Il est vrai que les rejets actuels de PFAS de l’entreprise sont limités, en comparaison d’autres industriels. En revanche, les taux de PFOA cités plus haut, détectés dans les nappes présentes sous les dépôts de déchets de Tefal ou ses usines, figurent parmi les plus élevés jamais mesurés dans les eaux souterraines en France.

« Les sources potentielles [de contamination] sont nombreuses, avec notamment des décharges publiques ou d’autres acteurs industriels présents dans la zone », complète Tefal. Dans ses rapports, TAUW mentionne effectivement l’existence possible d’autres sources. Par exemple, un autre « polluant éternel », le PFOS, qui n’est pas un marqueur de l’activité du fabricant de poêles, a été retrouvé dans la zone. Cependant, c’est bien le PFOA qui représente « 90 à 100 % des substances détectées » parmi les 47 PFAS recherchés lors de la campagne de mesures de TAUW de mai 2023. L’ex-site du fabricant de skis Salomon et l’ancienne tannerie de Rumilly ont fait, eux aussi, l’objet d’investigations. Dans un cas comme dans l’autre, leur contribution à la pollution au PFOA n’a pas été mise en évidence.

« Nos boues et déchets ont été caractérisés par les autorités de l’époque comme des déchets inertes et non dangereux, ce qui correspondait à la connaissance scientifique de l’époque, explique Tefal. Nous avons toujours agi dans le respect de la réglementation […] avec l’autorisation ou à l’invitation des pouvoirs publics », complète l’entreprise, documents à l’appui. Elle assure qu’elle « n’était pas informée des inquiétudes concernant le PFOA avant le début des années 2000 ».

« Qui va payer ? » s’interroge Gilles. « Le principe pollueur-payeur doit s’appliquer », plaide Virgile Benoit de l’Aera. Tefal assure être « engagée depuis plus de deux ans auprès des pouvoirs publics pour apporter une solution globale à une problématique collective ». Sollicitée, la préfecture de la Haute-Savoie n’a pas répondu à nos questions.




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