la face cachée du transport animalier


De la ferme à notre assiette, Emilie Fenaughty nous plonge dans le sillage insensé des transports d’animaux avec son nouvel ouvrage Carcasse, une enquête sur les routes du sang. Retraçant 9 mois d’enquête sur les pratiques du commerce mondialisé de bétail, ce premier roman de non-fiction met à jour les logiques de l’agro-industrie. Un style vif, brut et humble qui prend aux tripes, et nous fait inévitablement questionner notre alimentation, morceau par morceau.

Si depuis toujours les communautés humaines déplacent leurs animaux d’élevage au gré des saisons et des aires de pâturage disponibles, cette transhumance s’est définitivement accélérée et mondialisée depuis la révolution industrielle. Veaux, vaches, caprins, cochons et autres bestiaux sont depuis ballotés aux quatre coins du globe pour répondre aux impératifs de production et de prix imposés par l’industrie.

Couverture de « Carcasse
– Une enquête sur les routes de sang » de Émilie Fenaughty, publié aux éditions Marchialy (2024).

Un versant encore peu connu de l’industrie de la viande

« De la ferme à l’abattoir, on imagine difficilement les kilomètres parcourus par les bêtes qui finiront un jour dans notre assiette », souligne Emilie Fenaughty, autrice et journaliste française, dans son nouvel ouvrage « Carcasse » publié aux éditions Marchialy.

« Loin de se limiter au parcours ferme-abattoir local que l’on voudrait nous vendre, les animaux destinés à la boucherie sont bien souvent transportés sur des milliers de kilomètres. Certains traversent mers et continents avant d’atteindre leur destination finale – l’engraisseur ou l’abattoir ».

En France, les importations de viande représentent en moyenne plus de 30 % de la consommation totale du pays. Pour le mouton, l’agneau et le poulet, elles atteignent même la moitié de notre consommation. Au sein des pays membres de l’Union européenne, ce sont plus d’un milliard d’animaux vivants qui sont transportés chaque année, alors que plusieurs dizaines de millions d’autres sont envoyés vers des pays étranges, la plupart à destination de l’abattoir…

Puerto Rico. Flickr

En camion, en bateau ou même en avion, leurs conditions de voyage sont souvent déplorables. Entre manque d’eau et de nourriture, chaleur écrasante ou froid glacial, stress et épuisement, les animaux transportés sont fréquemment victimes de maladies ou de blessures qui conduisent parfois au décès. « Certains animaux sont transportés plusieurs fois durant leur courte vie, car de nombreuses exploitations ne sont responsables que de certaines phases de la reproduction ou de l’engraissement », détaille l’association Peta.

« Souvent, ils ne voient la lumière du jour ou ne respirent l’air frais que lors de ces transports, car la plupart d’entre eux ne connaissent qu’une vie de privation dans des élevages et des centres d’engraissement austères et souillés d’excréments »

Si le grand public est encore peu informé de cette réalité, plusieurs activistes et associations de protection du bien-être animal militent pour faire respecter les réglementations européennes en vigueur, « ce qui est encore rarement le cas », déplore l’autrice. C’est notamment le cas d’Eyes on Animals, d’Ethical Farming Ireland et d’Animal Welfare Foundation (AWF). À coup d’enquêtes, d’infiltrations et de filatures, ces organisations révèlent l’enfer des transports animaliers et espèrent éveiller les consciences. Pour mettre en lumière leur travail d’investigation et plonger au coeur de cette macabre réalité, Emilie Fenaughty a suivi les membres de leurs équipes pendant neuf mois.

Sur les routes de la souffrance

L’autrice, qui n’avait jusque là que « paresseusement remis en question » son régime alimentaire, embarque alors sur les routes, dans les ports et aux frontières des quatre coins de l’Europe. De l’Irlande au port de Carthagène en Espagne, en passant par la France, les Pays-Bas ou la Turquie, les détours sont nombreux et les liens entre les différents chaînons de production parfois obscures.

Au fil des mois, se dessinent pourtant les mécanismes absurdes d’une industrie déshumanisée et inconséquente à l’heure de l’urgence climatique. Car faut-il le rappeler, l’élevage est aujourd’hui responsable de 14,5 % des gaz à effet de serre à l’échelle mondiale selon l’ONU. Il représente en outre l’un des principaux facteurs de pollution à l’azote et au phosphore des rivières, des fleuves et des eaux côtières dans le monde, en plus de se classer comme la principale cause de déforestation de l’Amazonie.

En près de 200 pages, on découvre avec effroi comment l’exportation d’animaux vivants obéit, comme tout autre commerce, « à une logique de réduction des coûts, d’offre et de demande », dans le silence et à l’abri des regards. « L’Europe fait son beurre sur le dos des bêtes d’élevage qu’elle exporte hors de ses frontières et au-delà de ses mers », résume l’autrice.

Pour rendre compte du calvaire vécu par ces animaux, Emilie Fenaughty distille au fil de son récit de « Petits contes macabres », directement inspirés de faits réels rapportés par les activistes rencontrés pour la plupart. À l’instar des images « choc » révélées par les associations de protection de animaux, son souhait est d’éveiller les consommateurs à une réalité que les industriels préfèrent garder cachée à l’aide de campagnes marketing et de communication bien ficelées.

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Emilie Fenaughty, journaliste, auteure et traductrice.

« Plus possible de fermer les yeux, de me bercer de la douce illusion de la vache dans son pré vert »

« Lorsque l’on aborde la condition animale, encore aujourd’hui, beaucoup de gens ont envie de détourner le regard. Peu de personnes ont envie de se confronter aux vidéos sorties par L214, aux rapports détaillés d’AWF etc. Surtout lorsqu’il s’agit de remettre en question ses habitudes alimentaires. On fuit le « dégoût », l’horreur intrinsèque de certains modes de production de la viande », concède l’autrice.

En valorisant un format intimiste, immersif et écrit plutôt que visuel, Emilie Fenaughty s’adresse différemment à la conscience de ses lecteurs et invite au passage à l’action. « Plus nous fermerons les yeux sur la réalité de la production, plus nous serons victimes d’images marketées éloignées de la réalité, moins nous aurons de pouvoir réel sur notre monde. »

« Ouvrir les yeux, c’est déjà prendre part au changement. Cela passe peut-être par une phase de désillusion, voire de malaise, mais je pense que c’est salvateur »

Finalement, loin de n’être que la somme de récits sordides, le livre est surtout une histoire d’engagement et de résistance. Jusqu’où sommes-nous prêts à incarner nos valeurs ? « Nous sommes tous·tes traversé·es par une conscience plus ou moins aiguë des changements qui bouleversent notre monde, plus ou moins atteint·es par l’éco-anxiété. Être aux côtés de personnes qui ne se laissent pas décourager, qui ne baissent pas les bras, qui font ce qu’ils et elles pensent juste, c’était très précieux », explique l’autrice pour qui les membres des équipes rencontrées ont été une grande source d’inspiration.

Emilie Fenaught signe un ouvrage qui permet à chacun de s’identifier, sans effets moralisateurs ou marche à suivre. L’intention est de proposer une lecture agréable, « avec un peu de suspens, des enjeux émotionnels, et un récit qui nous tient, tout en nous faisant reconsidérer notre rapport aux animaux et à la viande ». Pari réussi !

– L. Aendekerk


Photo de couverture de Afif Ramdhasuma sur Unsplash

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