bienvenue en « androsace », mois de la liberté


C’est une plante minuscule aux ambitions vertigineuses. L’androsace du Dauphiné, une espèce découverte en 2021 seulement, endémique des massifs des Écrins, de Belledonne et des Grandes Rousses, pousse dans des conditions extrêmes, entre 2 500 et 3 800 mètres d’altitude. Dans les failles rocheuses où elle s’immisce, elle développe ses petites feuilles sous forme de denses coussins en demi-sphère. Cette stratégie lui permet de maintenir en son sein une température jusqu’à 20 °C supérieurs à celle de l’air extérieur.

L’espèce, protégée, est menacée du fait de la fragilité du milieu dont elle dépend : elle a été notamment observée sur le glacier de la Girose, dans les Hautes-Alpes, où un projet d’extension de téléphérique met son environnement en péril. La plus haute zad d’Europe était venue défendre le glacier et le vivant qui l’habitait, en 2023.


Calendrier de Reporterre.
© Reporterre

Cette prouesse fait de l’androsace la première espèce emblématique des luttes à avoir les honneurs du calendrier écologique révolutionnaire de Reporterre. Celui-ci veut inciter à repenser notre rapport au temps et au vivant, pour contribuer à la bataille culturelle qu’implique l’urgence écologique. Nous avons ainsi rebaptisé le nom des mois en hommage aux espèces emblématiques des luttes. Le premier mois de l’année, janvier, devient donc androsace.

Pour une technique libératrice

Androsace est un mois dédié à la liberté, en hommage aux nombreux intellectuels qui y sont célébrés, et qui ont en commun d’avoir pensé l’articulation entre autonomie, émancipation et écologie.

C’est en premier lieu le cas de Jacques Ellul, né un 6 androsace, en 1912. Grand penseur de la question technique, il met celle-ci au centre de son analyse critique de la société moderne. Contrairement à ce qu’en dit une certaine analyse marxiste, ce n’est pas le capital mais le progrès technique qui est, pour Ellul, le moteur et la cause centrale de la concentration du pouvoir et de la valeur économique dans nos sociétés.

Si la technique n’est pas mauvaise en soi, aduler béatement le progrès technique est délétère, prévient le philosophe. Dès les années 1950, à rebours de l’esprit de l’époque, il appelle à ne pas confondre progrès humain et progrès technique. Il nomme « bluff technologique » le discours séducteur justifiant l’expansion illimitée du « système technicien », présenté comme souhaitable et inéluctable : rhétorique que l’on rattache aujourd’hui au technosolutionnisme.

« Remplacer le désir de puissance

par la quête d’autonomie »

Précurseur de la lutte contre le « totalitarisme technicien », il appelle à remettre l’humain au centre, à remplacer le désir de puissance par la quête d’autonomie, à réduire la consommation et le travail. En bref, à regagner en liberté en s’émancipant de l’emprise technique, dont l’évolution est incompatible avec les rythmes de l’humain et l’avenir du monde naturel, ainsi que l’analyse, dans le livre qu’il lui consacre, Serge Latouche, autre auteur du mois (né le 12 androsace 1940), économiste et penseur majeur de la décroissance.

L’articulation entre technologie et liberté était également une préoccupation chez Murray Bookchin. Le philosophe étasunien, né un 14 androsace, en 1921, croit en la possibilité d’une technologie libératrice, à condition de sortir du capitalisme. Celui-ci est symbolisé pour Bookchin par ses mégapoles énergivores et destructrices des écosystèmes. Il prône, à l’inverse, l’avènement d’une utopie anarchiste, écologiste et décentralisée : le municipalisme libertaire.

Penser comme une montagne

Développer des municipalités démocratisées, libertaires et unies sous forme de confédération serait, selon lui, la seule manière de faire advenir un monde écologique, démocratique, échappant à l’État-nation. Car l’État, centralisateur, tend à l’autoritarisme et au productivisme et fait donc tout autant partie du problème que le capitalisme, pour le philosophe. État et capitalisme ne périront pas de leurs contradictions internes : il faut les miner de l’intérieur en développement le mouvement écoanarchiste et le municipalisme. Nous n’avons plus le choix face à la crise écologique : c’est l’utopie libertaire ou l’extinction de l’humanité, prévient-il.

Le dilemme qu’il pose peut faire écho à celui entre « socialisme ou barbarie », énoncé par Friedrich Engels puis repris par Rosa Luxemburg. Cette théoricienne marxiste et militante internationaliste, figure communiste majeure du début du XXe siècle, dénonce farouchement l’impérialisme, inhérent selon elle au capitalisme et à ses besoins permanents de nouveaux débouchés.

Sa critique de l’expansion capitaliste comporte, bien qu’à la marge, une réflexion écologiste. La quête d’accumulation croissante de capital passe par l’exploitation des travailleurs, mais aussi celle de la nature, note l’autrice, dans la lignée de l’analyse marxiste de la crise écologique. La militante révolutionnaire, qui a passé de nombreux mois en prison pour ses idées, y écrivait des lettres dans lesquelles elle prenait le temps de s’émerveiller pour le vivant, les paysages et les fleurs. Elle finit assassinée par des militaires, un 15 androsace, en 1919.


Le forestier et écologue Aldo Leopold.
Flickr/CC BY 2.0/Pacific Southwest Forest Service/USDA

La contemplation des paysages, et plus particulièrement des montagnes, est au cœur de la pensée féconde de deux autres figures de ce mois d’androsace. Celle, d’abord, d’Aldo Leopold, né le 11 androsace 1887. Le forestier et écologue étasunien appelle à « penser comme une montagne ». Il s’agit pour lui, dès les années 1940, de penser l’écologie comme un écosystème entier fait de liens d’interdépendance, ce qu’il nomme alors la « communauté biotique ».

À la même époque, en Norvège, un jeune philosophe met littéralement en pratique l’injonction montagnarde d’Aldo Leopold : Arne Naess (né le 27 androsace 1912), a 25 ans, en 1938, lorsqu’il se construit un refuge en bois, isolé sur un plateau montagneux, où il mène par intermittence, une douzaine d’années au total, une vie simple et propice à l’écriture de ses réflexions philosophiques.

La liberté contre l’essentialisation

Arne Naess reste surtout connu pour avoir initié dans les années 1970 le mouvement de « l’écologie profonde », qu’il oppose à l’écologie superficielle et au greenwashing. Grimpeur et alpiniste de haut niveau, il s’inspire des paysages scandinaves pour penser une écologie qui ne soit plus anthropocentrée. L’humain doit réapprendre qu’il n’est ni au centre ni au sommet du monde, mais une simple partie de l’écosphère, d’un ensemble de formes de vie ayant toutes une valeur intrinsèque.

Un axe fort de sa pensée est également de réhabiliter l’importance de l’émotion, aux côtés de la raison. Les émotions sont essentielles, notamment dans les luttes pour le vivant, écrit-il. Il faut, insiste le philosophe, accorder une place centrale à la joie et au plaisir dans le militantisme. De manière plus générale, les objectifs de l’existence doivent être recentrés sur la qualité de vie, qui n’a rien à voir avec la richesse matérielle et la croissance industrielle.

« L’existence humaine est immergée dans la nature, dépendante de la nature, et en est inséparable. » Ces propos que ne renierait pas Arne Naess sont ceux de Susan Griffin, qui finit notre tour des célébrations de ce mois-ci, étant née le 26 androsace 1943.

Essayiste et dramaturge étasunienne, elle est une autrice écoféministe qui plaide pour la liberté : celle des femmes en même temps que celle de la nature, en cassant l’association essentialisante entre les deux. C’est la vision patriarcale du monde qui a, pour elle, fait de la femme un être proche des valeurs sensibles associées à la nature. Casser ce cliché est source d’émancipation pour les femmes, pour la nature mais aussi pour les hommes, souligne Griffin, en leur permettant de renouer eux-mêmes avec une approche plus poétique et sensible du monde.

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