Démodés, mais toujours d’attaque, par Antony Burlaud (Le Monde diplomatique, janvier 2025)


Après la gloire des salons, l’Académie et le prix Nobel, Anatole France (1844-1924) connut l’opprobre posthume, et un long purgatoire. À sa mort, les surréalistes l’injurièrent sans vergogne dans leur pamphlet Un cadavre. Paul Valéry, lui succédant sous la Coupole, se refusa à prononcer son nom. Louis-Ferdinand Céline le couvrit d’ordures. Vieille barbe, écrivain pour dictées : la modernité littéraire lui fit une fâcheuse réputation, puis l’oublia.

Le centenaire de sa mort n’a pas galvanisé les éditeurs. Pour marquer l’anniversaire, on a republié un « classique », Les dieux ont soif (1), roman de la Terreur, et composé un recueil de citations (2).

Une dénonciation du fanatisme révolutionnaire d’une part ; une suite de sentences subtiles, mais un peu fanées, d’autre part. Voilà qui ne peut que consolider l’image traditionnelle de France — celle du « doux sceptique », érudit, modéré et bénin. Image incomplète, sinon trompeuse. Car le romancier fut aussi, dans sa maturité, un homme d’engagement. Dreyfusard précoce et pugnace, adversaire résolu du parti clérical, France mit sa plume et son immense prestige au service de tous ceux — socialistes, anarchistes, syndicalistes, coopérateurs… — qui luttaient pour des temps meilleurs. Il dénonça le massacre des Arméniens et la « folie coloniale » des grandes puissances européennes. Après avoir cédé à l’emballement belliciste de 1914, il se reprit et eut contre la guerre des mots définitifs : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels » (L’Humanité, 18 juillet 1922). Presque octogénaire, l’écrivain poussa la provocation jusqu’à se déclarer « bolcheviste de cœur et d’âme », adresser publiquement un « salut aux soviets », et se rapprocher — pour un temps — du jeune Parti communiste (SFIC). Aujourd’hui, après un si long oubli, impossible de « ressusciter » France (3) sans donner à voir, aussi, ces décennies d’engagement, ces « trente ans de vie sociale », pour reprendre le titre que Claude Aveline donna au recueil de ses écrits politiques, inséparables de son œuvre littéraire.

Le souvenir d’Alain (1868-1951), lui aussi, a pâli. Son image a connu le même type d’affadissement posthume que celle de France. Philosophe quasi officiel de la république radicale, et maître à penser de toute une génération de khâgneux, il n’est plus, pour le grand public, que l’auteur des Propos sur le bonheur (1925), ensemble salubre mais assez inoffensif. Une nouvelle anthologie de ses propos (4), à teneur plus politique, rend au philosophe son allant, son mordant, son tranchant.

Dans ces billets parus entre 1900 et 1914 dans La Dépêche de Rouen, Alain fustige les grands actionnaires, les princes de l’Église et la noblesse d’État. Il cingle les importants et les belles âmes, moque la charité et le conformisme, balaye les « grandeurs d’établissement ». Il assaille les nationalistes et les fauteurs de guerre ; se porte au secours des socialistes ; réclame l’égalité de droits pour les femmes. L’allure est légère, souvent moqueuse ; mais les coups assénés sont rudes, et touchent juste. Au soir de sa vie, Alain écrivait : « Je pense par un mouvement du cheval qui refuse la bride. » Un siècle après les Propos sur le bonheur, les Propos rebelles viennent attester cette propension instinctive à ruer dans les brancards.

(1Anatole France, Les dieux ont soif, Calmann-Lévy, Paris, 2024, 224 pages, 26 euros.

(2Ainsi parlait Anatole France, textes choisis par Guillaume Métayer, Arfuyen, Orbey, 2024, 192 pages, 14 euros.

(3Henriette Chardak, Anatole France, une résurrection, Le Passeur, Paris, 2024, 858 pages, 23 euros.

(4Alain, Propos rebelles, textes choisis par Pierre Heudier, Librio, Paris, 2024, 96 pages, 3 euros.



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