en zones rurales, un droit encore précaire


Aurore, éleveuse en Charente, a 20 ans quand elle découvre sa première grossesse. Un accident de préservatif, un retard de règles, des dégoûts inhabituels. Puis un matin, sur le bâtonnet de plastique du test urinaire, une deuxième barre pas du tout prévue au programme. Elle est alors ouvrière agricole dans un élevage de chèvres et son compagnon, Vincent, dans le dur d’une installation en élevage de vaches allaitantes. « Aucun de nous n’était prêt », résume-t-elle au micro de Bliss, un podcast consacré à la maternité.

S’ensuivent de longues et éprouvantes heures à pleurer et à chercher un rendez-vous pour une interruption volontaire de grossesse (IVG). « Je me suis renseignée sur internet sur le Planning familial. Il ne s’en occupait pas. J’ai passé ma journée au téléphone à appeler des hôpitaux pour un rendez-vous. L’hôpital du coin ? Il ne fait pas ça. On m’a dit d’appeler Angoulême ou Limoges. » Finalement, la jeune femme obtient un rendez-vous le soir même à Angoulême, à 65 km de son village. Le gynécologue de la clinique lui annonce qu’il s’apprête à partir en formation et qu’elle a le choix entre revenir dès le lendemain pour avorter à l’aide de médicaments, ou attendre son retour un mois plus tard pour une opération. Aurore optera pour la première option.

L’histoire d’Aurore — galère pour trouver un rendez-vous, précipitation ou attente, manque de choix dans la méthode — est tristement banale, en particulier à la campagne. 1 femme sur 3 a recours à l’IVG au cours de sa vie. 243 623 IVG ont été réalisées en 2023, pour 677 800 naissances. Mais alors qu’on a célébré le 17 janvier le cinquantième anniversaire de la loi Veil qui dépénalise l’avortement, ce droit des femmes à disposer de leur corps reste parfois difficile à mettre en œuvre en zones rurales.

« En milieu rural, les patientes font face au problème de la désertification médicale, aux nombreuses difficultés liées au manque de solutions en matière de mobilités ; certaines peinent à obtenir des informations adaptées et dans les délais appropriés, quand d’autres se voient refuser leur prise en charge en vertu de la clause de conscience spécifique », énumérait le député (Parti socialiste) d’Ille-et-Vilaine Mickaël Bouloux.

Déserts médicaux

Premier obstacle : la raréfaction des établissements (hôpitaux, cliniques) et des centres de santé qui pratiquent les IVG. 130 centres IVG ont fermé ces quinze dernières années. Entre 2000 et 2017, le nombre de maternités, qui abritent souvent des services d’orthogénie où sont pratiqués des avortements, est passé de 717 à 496.

Pour les établissements qui restent, la situation est fragile, en particulier dans les zones rurales. « On peut se dire que dans telle zone, ça va. Puis six mois après, s’apercevoir que tel médecin est parti à la retraite, que tel gynécologue aussi, et patatras, tout s’écroule », observe le Dr Philippe Deruelle, président du Conseil national professionnel de gynécologie-obstétrique et gynécologie médicale (CNPGOGM) et professeur de gynécologie-obstétrique au CHU de Montpellier (Hérault).

De ce point de vue, la pyramide des âges n’est pas favorable : « La charge du maintien effectif de ce droit repose essentiellement sur une poignée de praticiens militants dont beaucoup se trouveront bientôt à la retraite », lit-on dans un rapport parlementaire de 2020 consacré à la question.

« Il faut parfois avaler les km pour interrompre sa grossesse »

Certes, depuis 2020, les IVG médicamenteuses sont accessibles par téléconsultation, en récupérant les comprimés dans une pharmacie près de chez soi. Mais pour celles qui ne peuvent plus recourir à cette méthode ou souhaiteraient un accompagnement moins désincarné, il faut parfois avaler les kilomètres pour interrompre sa grossesse. Dans le Lot, 24 % des femmes en âge de procréer résident désormais à plus de 45 minutes d’une maternité, contre 6 % en 2000. En 2023, quasiment 1 femme sur 5 (18 %) a avorté en dehors de son département de résidence.

« On y arrive quand on a une voiture et qu’on peut aménager son temps de travail. C’est beaucoup moins facile quand on est une jeune lycéenne ou une femme au foyer dans un couple qui n’a qu’une voiture », explique la députée (Parti socialiste) de l’Isère Marie-Noëlle Battistel, corapporteuse du rapport sur l’accès à l’IVG. C’est d’autant plus pénalisant qu’une IVG nécessite souvent plus d’un rendez-vous — notamment un entretien psychosocial obligatoire pour les mineures — et peut exiger des examens complémentaires « en ville », comme une prise de sang et une échographie.

Quand on a moins de 18 ans, il devient alors très difficile de concrétiser son droit à avorter sans en informer son père et sa mère. La députée (Mouvement démocrate) de la Nièvre Perrine Goulet alertait ainsi sur le fait que, dans son département, les jeunes filles pouvaient bénéficier d’un bon de transport pour se déplacer jusqu’au lieu de réalisation de l’IVG. Mais que cette prestation apparaissait sur les relevés de remboursement de la Sécurité sociale des parents…

Le fait de devoir avorter loin de chez soi, dans un environnement qu’elles ne maîtrisent pas, peut engendrer un stress supplémentaire. C’est ce qu’observe le Dr Philippe Deruelle, qui donne régulièrement des « coups de main » à l’hôpital de zone rurale à côté de chez lui. « J’ai entendu une dame dire que pour elle, Montpellier, c’est l’autre bout du monde, rapporte-t-il. Il n’est déjà pas simple de prendre la décision de ne pas garder une grossesse, de se demander comment ça va se passer. Alors imaginez, faire 50 km, se retrouver dans une grande ville où l’on n’a pas l’habitude d’aller, se garer, aller voir quelqu’un qu’on ne connaît pas… Tout devient plus compliqué et à risque d’un mauvais vécu. »

Des délais trop longs

Se pose aussi la question des délais. En France, la loi autorise l’IVG jusqu’à la fin de la 14e semaine de grossesse. Sachant que les femmes ne découvrent qu’elles sont enceintes que minimum 2 à 3 semaines après la conception, parfois plus, c’est un contre-la-montre qui s’enclenche lorsque le test se révèle positif. Or, « cette offre de soins contrastée suivant les territoires se traduit par un allongement des délais de rendez-vous et de prise en charge », pointe le rapport de 2020.

Le retard s’accumule dès la phase de recherche de renseignements ; le répertoire — obligatoire depuis 2022 — recensant les professionnels et les structures pratiquant l’IVG n’étant pas à jour partout. Pour améliorer la situation, la possibilité de pratiquer des avortements par voie médicamenteuse a été progressivement accordée à des professionnels exerçant hors hôpital ou clinique : gynécologues et médecins généralistes, centres de santé sexuelle et sages-femmes libérales.


Manque de médecins à Le Croisic, en Loire-Atlantique.
© Valerie Dubois / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

En conséquence, le taux d’IVG médicamenteuses a bondi : de 31 % en 2000 à 79 % des avortements en 2023. Mais cela n’améliore que partiellement la question de l’accès à l’avortement en zones rurales. En effet, la Haute autorité de santé (HAS) ne recommande la méthode médicamenteuse que jusqu’à la fin de la 7e semaine de grossesse.

Au-delà, c’est la méthode instrumentale qui est préconisée… réalisable uniquement en établissement ou centre de santé. Lesquels traînent parfois des pieds à prendre en charge les patientes pour ces avortements dits « tardifs », après 10 semaines de grossesse. « Certains établissements n’ont pas intégré le nouveau délai légal de 14 semaines de grossesse et s’arrêtent à 12. Les femmes qui sont au-delà doivent être réorientées vers un autre établissement, ce qui allonge encore le délai d’attente », déplore Isabelle Derrendinger, présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes.

Cela contraint certaines femmes à se tourner vers la méthode médicamenteuse pour stopper leur grossesse tardive, « en contradiction avec les recommandations de la HAS », s’indigne Isabelle Derrendiger. Elles sont ainsi plus de 20 % à connaître cette prise en charge dégradée en Normandie, dans le Grand Est et en Corse. Pour les femmes qui dépassent le délai légal, les possibilités se raréfient encore : interruption médicale de grossesse (IMG) pour motif « psychosocial », notamment pour les mineures, ou avortement dans des pays frontaliers aux réglementations plus libérales pour les autres. Chaque année, 3 000 à 5 000 femmes partent ainsi en Espagne ou aux Pays-Bas pour interrompre leur grossesse.

Des méthodes d’IVG pas souvent choisies

Au-delà de la question du délai se pose celle du choix. Selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, moins de 4 femmes sur 10 ont pu choisir la méthode de leur avortement. Or, cela améliore de manière très importante la façon dont l’avortement est vécu, selon une étude écossaise.

« Ce que j’ai compris au fur et à mesure que je recueillais des témoignages de femmes, c’est qu’il est précieux d’avoir le choix dans la méthode, confirme Claire Kachkouch Soussi, autrice d’une enquête radiophonique de deux ans sur l’avortement en milieu rural. On n’a pas tous le même rapport au corps. Certaines personnes préfèrent être complètement endormies et ne pas avoir conscience de ce qui se passe ; d’autres seront soulagées de pouvoir avorter chez elles par voie médicamenteuse, même si cette méthode est exigeante. » Choisir les comprimés implique en effet des saignements et des douleurs liées aux contractions qui peuvent être importantes, et de ne pas totalement maîtriser la temporalité du processus qui peut prendre jusqu’à trois jours.

Le chemin reste donc long à parcourir pour garantir de bonnes conditions d’accès l’avortement en milieu rural. C’est ce qui a en partie motivé Chloé Ferron à monter une antenne du Planning familial au Vigan (Gard), un village du parc national des Cévennes, avec une dizaine d’autres bénévoles. Sa mission sera entre autres d’accompagner les habitants dans leurs démarches pour avorter.

« Une fracture culturelle, économique et politique est en train de se creuser entre milieux rural et urbain, avec une difficulté d’accéder à l’information et une montée flagrante des idées d’extrême droite en milieu rural, notamment dans le sud de la France et dans l’Hérault. C’est pourquoi il est important d’ouvrir sur ces territoires des espaces de ressources, confortables et sécurisants. »

En Cévennes, le besoin de tels lieux s’est manifesté immédiatement : « On n’est même pas encore en place qu’on a été contactés par une mineure issue d’un milieu ultrareligieux, qui a dépassé les délais légaux et n’a aucune ressource familiale. »

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