Courant 2024, l’Union Européenne adoptait une « Directive devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ». Derrière cette formule énigmatique ? Un pas en avant dans la responsabilisation des entreprises quant à l’origine éthique de leur marchandise. Décryptage d’une avancée positive.
Tout le monde se souvient du drame qui a touché le Bangladesh le 24 avril 2013 lors de l’effondrement du Rana Plaza, immeuble insalubre accueillant des ateliers de confection textile de grandes marques de vêtements européennes. Cette tragédie avait entraîné la mort de 1.134 ouvriers, inspirant de nombreuses critiques de fond dont le film Made in Bangladesh.
C’est symboliquement 11 ans plus tard, le 24 avril dernier, que le Parlement européen votait en faveur de l’adoption de la « Directive devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité » (Corporate Sustainability Due Diligence Directive ou CSDDD), au terme de nombreux mois de négociations. Elle a ensuite été approuvée par le Conseil le 23 mai suivant. Retour sur cette loi et ce qu’elle change.
Le devoir de vigilance en résumé
Cette directive impose aux entreprises d’atténuer, de stopper et de prévenir leurs impacts négatifs sur les droits humains et l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeur.
Ces derniers incluent notamment : l’esclavage, le travail des enfants, l’exploitation par le travail, l’érosion de la biodiversité ou encore la pollution. Une directive qui adopte donc des mesures cruciales pour mettre fin à l’impunité des grandes entreprises : une avancée majeure saluée par de nombreuses associations, même si certaines faiblesses sont à souligner et seront évoquées plus loin.
Le devoir de vigilance, ou “due diligence”, est en effet l’obligation, pour les entreprises, de prévenir et d’atténuer les effets néfastes de leurs activités sur les droits de l’homme et sur l’environnement du début à la fin. Mais comment ?
Au sein de l’Union Européenne, ce devoir de vigilance raisonnable est désormais inscrit dans la CSDDD. Seront soumises à ses obligations toutes les entreprises opérant sur le marché européen, employant plus de 1.000 personnes et ayant un chiffre d’affaires mondial supérieur à 450 millions d’euros, ainsi que leurs filiales et leurs partenaires commerciaux.
Basée sur les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme et le guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises, la directive européenne impose aux entreprises concernées de suivre plusieurs étapes pour se conformer à une diligence raisonnable.
Cela inclut : l’intégration du devoir de vigilance dans leurs politiques et systèmes de gestion, y compris dans les contrats avec leurs sous-traitants et fournisseurs ; le recensement et l’identification des risques d’incidences négatives de leurs activités sur les droits humains et l’environnement ; la lutte proactive contre ces incidences en prenant des mesures pour les prévenir, arrêter ou réduire au minimum ; le contrôle et l’évaluation de l’efficacité des mesures ; la communication des efforts de diligence responsable au public en publiant régulièrement des rapports détaillant les risques identifiés et les mesures prises ; et enfin, la réparation de tout préjudice résultant de ces incidences.
– Information –Soutenir Mr Japanization sur Tipeee« la directive vise non seulement à interdire le travail forcé, l’esclavage ou le travail des enfants, mais aussi à assurer des conditions de travail justes et favorables »
Les droits humains et libertés fondamentales sont ici entendus de manière exhaustive, reprenant les droits sociaux et fondamentaux liés au travail. Ainsi, la directive vise non seulement à interdire le travail forcé, l’esclavage ou le travail des enfants, mais aussi à assurer des conditions de travail justes et favorables, incluant un salaire équitable, la sécurité et l’hygiène au travail, ou encore la liberté de conscience et d’association.
Les effets néfastes sur l’environnement incluent quant à eux toute dégradation mesurable de l’environnement, à savoir pollution de l’eau ou de l’air, émissions nocives, dégradation des terres et autres ressources naturelles.
La CSDDD protège également les droits des populations autochtones et locales en interdisant toute expropriation ou privation d’accès à l’eau ou aux moyens de subsistance, et en obligeant les entreprises à garantir leur santé et leur sécurité en préservant leur environnement. Une situation qui rappelle par exemple l’atteinte aux populations premières du projet écocdiaire EACOP de Total, société française au statut européen.
En parallèle, les entreprises devront mettre en œuvre un plan de transition climatique afin que leurs activités soient compatibles avec la limite de l’augmentation du réchauffement climatique de 1,5 °C prévue par l’Accord de Paris, déjà atteinte d’après les dernières estimations.
« les Etats membres auront deux ans pour transposer cette directive dans leur législation »
La directive est entrée officiellement en vigueur le 25 juillet 2024. A compter de cette date, les Etats membres auront deux ans pour la transposer dans leur législation et créer des systèmes de surveillance et d’alerte pour la faire respecter.
En France, une loi sur le devoir de vigilance était déjà en vigueur depuis 2017. Cependant, cette loi devra être modifiée pour inclure les mesures plus strictes et détaillées de la CSDDD, et qui s’appliqueront à un plus grand nombre d’entreprises françaises.
« les entreprises pourront recevoir des amendes atteignant jusqu’à 5% de leur chiffre d’affaires mondial ou même être exclues des marchés publics de l’Union Européenne ».
En résumé, s’il existait des normes volontaires de conduite des entreprises telles que les principes directeurs des Nations Unies, la directive européenne change la donne en les rendant juridiquement contraignantes : en cas de non-respect des réglementations imposées par le devoir de vigilance, les entreprises pourront recevoir des amendes atteignant jusqu’à 5% de leur chiffre d’affaires mondial ou même être exclues des marchés publics de l’Union Européenne.
Une véritable responsabilisation des entreprises
Pour de nombreuses associations défenseuses de l’environnement et des droits humains, cette directive représente une avancée majeure dans la responsabilisation des entreprises sur leurs impacts sociétaux et ce, sur la totalité de leurs chaînes de valeurs, en amont et en aval : de l’approvisionnement en matières premières à la distribution.
Selon la responsable politique d’Amnesty International en matière de droits humains, Hannah Storey, « c’est un moment décisif pour les droits humains et la responsabilisation des entreprises. L’UE établit une norme contraignante pour la conduite responsable des entreprises au sein du plus grand marché unique du monde. Cette avancée majeure adresse un message à toutes les entreprises, partout : elles sont tenues de respecter les droits fondamentaux ».
La directive mettrait ainsi fin aux abus sociaux des grandes entreprises qui délocalisaient leurs opérations dans des pays tiers pour éviter de se conformer à des normes environnementales ou sociales plus strictes, ce qui pouvait entraîner des conditions de travail inhumaines, le travail des enfants, la répression des syndicats ou des dommages importants à l’environnement tels que la déforestation.
Désormais, elles ne pourront plus se cacher derrière leurs sous-traitants et fournisseurs à l’étranger, qui seront également tenus au devoir de vigilance. De plus, les sociétés mères auront la responsabilité d’accompagner les petites et moyennes entreprises avec lesquelles elles collaborent pour les aider à se conformer aux nouvelles réglementations, voire à effectuer les investissements nécessaires à cet effet, pour que les plus petites entreprises ne soient pas pénalisées par la CSDDD.
« Les victimes affectées par les activités de l’entreprise, tant au sein de l’Union européenne que dans le reste du monde, pourront elles-mêmes entamer des poursuites judiciaires sur le base de cette directive »
Enfin, une importante avancée est à souligner : les entreprises pourront être tenues responsables devant les tribunaux des Etats membres en cas de manquements aux obligations du devoir de vigilance. Les victimes affectées par les activités de l’entreprise, tant au sein de l’Union européenne que dans le reste du monde, pourront elles-mêmes entamer des poursuites judiciaires sur le base de cette directive pour obtenir réparation grâce à un droit de recours.
Les Etats membres de l’Union Européenne devront veiller à ce que les poursuites judiciaires ne soient pas trop contraignantes pour les victimes, notamment en ce qui concerne les délais de prescription et les frais associés aux procédures.
Un mécanisme de plaintes devra également être mis en place au sein de chaque entreprise pour permettre aux victimes d’abus présumées et autres parties prenantes, telles que les organisations de société civile ou les syndicats, de soumettre leurs préoccupations quant aux potentielles incidences négatives sur les droits humains et sur l’environnement.
Ainsi, les employés des sous-traitants des grandes entreprises, souvent basés dans des pays du Sud où les normes de sécurité, de santé et de protection sociale sont moins strictes qu’en Europe, pourront désormais bénéficier de conditions de travail dignes et seront couverts par la législation européenne. Le devoir de vigilance, en osant s’étendre ainsi, met fin aux voies d’impunité des multinationales face aux violations sociales et environnementales.
Malgré quelques lacunes
La CSDDD est le fruit de négociations longues et complexes depuis la proposition de la Commission en février 2022. D’un côté, la société civile et les défenseurs des droits humains et de l’environnement attendaient beaucoup de ce texte, tandis que de l’autre, les États membres et les entreprises cherchaient à défendre leurs intérêts économiques. Les exigences de départ ont malheureusement perdu quelques plumes au cours de ce processus laborieux.
Premièrement, la directive a subi une restriction significative de son champ d’application. Elle visait au départ les entreprises d’au moins 500 employés, limite passée à 1.000 lors des négociations, et le chiffre d’affaires minimum était fixé à 150 millions d’euros dans la proposition contre 450 millions dans la version finale. Cela exclut 70 % des entreprises concernées initialement, qui ne se verront donc pas imposer des normes sociales et environnementales pourtant essentielles à l’heure actuelle.
Autre modification limitant le champ d’application de la directive : le secteur financier est finalement exempté de l’obligation de respecter le devoir de diligence raisonnable, alors que les institutions financières jouent un rôle crucial en investissant massivement dans des entreprises polluantes telles que les producteurs d’énergies fossiles.
Derrière ces faiblesses de la version finale du devoir de vigilance, des pays tels que l’Allemagne, l’Italie ou la France ont joué un rôle clé. Pourtant initialement d’accord avec la proposition de la Commission, ces pays se sont rétractés en dernière minute lors du vote du Conseil Européen en février, visiblement pressés par les lobbys et leur patronat, à l’image du Medef en France ou la Fédération des Industries allemandes.
Dernier bémol : le calendrier de l’entrée en vigueur a été étalé dans le temps, de sorte que certaines entreprises ne devront mettre le devoir de vigilance en application qu’à partir de 2029. Or, compte tenu de l’urgence climatique actuelle, cinq années peuvent faire toute la différence.
Une avancée majeure indéniable
Malgré les modifications apportées à la première version pour en atténuer sa portée, cette directive représente une avancée importante pour la protection des droits humains et sociaux ainsi que de l’environnement.
C’est d’autant plus significatif qu’elle ciblera les grandes entreprises multinationales ayant un impact particulièrement néfaste dans ces domaines. Elle marque la fin de l’impunité de ces sociétés et les oblige à assumer leurs responsabilités à tous les niveaux de leurs opérations.
Correctement appliqué, le devoir de vigilance promet d’avoir un impact positif sur la conduite des entreprises sur le marché européen, qui occupe une place de taille à l’échelle mondiale.
– Delphine de H.
Sources
Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité
« Devoir de vigilance des entreprises: les députés adoptent des règles en matière de droits humains et d’environnement », Martina Vass, 24/04/2024,
https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20240419IPR20585/les-deputes-adoptent-les-regles-de-devoir-de-vigilance-des-entreprises
« Forces et faiblesses de la directive sur le devoir de vigilance », Sophie Wintgens, CNCD11.11.11, 2/05/2024, https://www.cncd.be/Forces-et-faiblesses-de-la
Image d’entête Parlement Européen 2022 @Wikicommons/Flickr