Terminé les jardins partagés, Tourcoing veut un centre commercial


Tourcoing (Nord), reportage

Né à Tourcoing il y a quatorze ans, Gérard vit dans le quartier du Pont-Rompu. Il dispose d’un immense jardin de 14 000 m² rien que pour lui, peuplé de vignes, de figuiers et de petits cabanons, vestiges d’un ancien jardin ouvrier inoccupé depuis trois ans. Si Gérard possède une vue imprenable sur le gigantesque centre commercial Promenade de Flandre et sur un McDonald’s, il y a toutefois peu de chance de le voir aller commander un Big Mac, étant donné que Gérard est un bouc. « Il veut jouer, Gérard, mais moi il me fait peur », rigole Naziha, habitante originaire du quartier, en observant le bouc faire mine de charger.

Dans un futur proche, Gérard pourrait se retrouver à la rue : un projet de centre commercial — ironiquement nommé Jardins d’Eden — menace les anciens jardins partagés qui lui servent de domicile. Au menu, une crèche, un drive et… un supermarché bio. Dans ce quartier très populaire, les jardins sont une bouffée d’oxygène, désormais en sursis. Au grand dam des habitantes et habitants, ayant déjà eu leur dose de magasins avec l’immense Promenade de Flandre, construite en 2017 et occupant 60 000 m² d’anciennes terres agricoles.


Gérard le bouc est l’un des derniers habitants des jardins du quartier du Pont-Rompu.
© Théo Heffinck / Reporterre

« S’ils mettent des magasins là, pff… On a des sous, nous, pour aller dans les magasins ? Ouais, on fait un tour à Promenade de Flandre, on regarde les vitrines, mais on n’achète rien », dit une fringante sexagénaire. « Régulièrement, il y a des enseignes qui ferment. Ici, un parc à thème est prévu, alors que Orbis [un parc de loisirs] a fermé », raconte Naziha. Le collectif Défense des jardins à Tourcoing, porté notamment par cette habitante, se bat depuis plusieurs années contre ce sacrifice de la nature au nom d’un projet économiquement bancal.

Les jardiniers expulsés en 2021

Les jardins familiaux, présents à Tourcoing depuis le XIXe siècle, font partie de l’histoire et du patrimoine de la ville. Durant de nombreuses décennies, ils ont fait le bonheur des jardiniers du quartier du Pont-Rompu, historiquement ouvrier, peuplé depuis les années 1960 par les ouvriers du textile — originaires pour beaucoup du Maghreb, d’Italie ou du Portugal — et leurs descendants.

Patrick, 60 ans, habite juste en face des jardins depuis 1973. « J’avais 8 ou 9 ans lorsque nous sommes arrivés. Mon père avait pris un jardin. On y allait, et on apprenait beaucoup avec les anciens, c’était un vrai moment de partage. Cet endroit était très important pour les personnes qui habitaient dans les blocs, et qui n’avaient pas de jardin : je connaissais des gens qui habitaient à la ZUP de la Bourgogne [un quartier populaire de Tourcoing], et ils ramenaient leur barbecue, c’était très convivial. »

Par la suite, Patrick a continué à cultiver des salades ou des patates avec ses enfants. Aujourd’hui, il regrette qu’on « enlève de la nature » pour un projet qu’il considère inutile. « Je ne vois pas l’intérêt de recréer des commerces, avec tous ceux qui ferment à Tourcoing. Ça n’apportera rien, à part désertifier encore plus le centre-ville. C’est triste. »

« Les jardins étaient vraiment grands, se souvient Naziha. Mon père en avait un, comme tous les anciens. Il y avait les Algériens, les Marocains, les Polonais, un brassage fou ! » Pour cette enfant du quartier, les jardins sont aussi bénéfiques à la santé mentale : « Les gens qui vont se réveiller avec des murs et des parkings, c’est bon pour faire des dépressions. »


Les 14 000 m2 de jardins sont à l’abandon depuis 2021 et l’expulsion des jardiniers par un huissier.
© Théo Heffinck / Reporterre

En 2018, un permis de construire pour le projet Jardins d’Eden a été déposé. Il a été validé et les jardiniers ont occupé l’endroit jusqu’en 2021, avant qu’il ne soit fermé au public. « Il n’y a plus personne depuis le 3 septembre 2021, le jour où l’huissier est venu, se remémore Naziha. Avant, il y avait encore des jardiniers. Certains revenaient de vacances, ils étaient tous choqués. J’en ai vu un pleurer. »


Le projet des Jardins d’Eden jouxte le centre commercial Promenade de Flandre, ouvert en 2017.
© Théo Heffinck / Reporterre

Aujourd’hui, les stigmates de la soudaineté et de la violence de l’expulsion sont encore visibles : les numéros sur les parcelles sont toujours présents, de même que certains effets personnels. La zone est jonchée de déchets.

Rétropédalage de la mairie

Les jardins ont cru être sauvés lorsque le permis de construire est devenu caduc en mars 2022 : les travaux n’avaient pas pu commencer en l’absence d’un terrain de compensation où l’on pourrait les rebâtir. Un arrêté de caducité a été établi le 16 mars 2022. Dès lors, Doriane Bécue, maire (divers droite) de Tourcoing, a défendu publiquement les jardins partagés. « Tant que je n’ai aucune garantie, je bloquerai le dossier », affirmait à l’époque la première édile.

Plus récemment, en mars 2024, Gérald Darmanin, ancien maire de Tourcoing, député, ministre et conseiller municipal délégué à l’attractivité, gardant un pouvoir d’influence fort sur son « fief », déclarait son attachement aux jardins ouvriers et son admiration pour l’abbé Lemire, fondateur des jardins ouvriers et figure du catholicisme social. « Depuis l’abbé Lemire, les jardins ouvriers remplissent un grand rôle social et écologique. » La communication de la mairie de Tourcoing laissait figurer un arrêt total du projet.


Les opposants au projet dénoncent le passage en force de la mairie de Tourcoing, qui a fait valider le permis de construire quelques jours avant un PLU qui aurait protégé les jardins.
© Théo Heffinck / Reporterre

Mais à la rentrée 2024, coup de théâtre : la mairie s’active pour annuler l’arrêté de caducité de 2022 et décide de ressusciter le permis de construire avant l’entrée en vigueur du nouveau plan local d’urbanisme (PLU). « Si on regarde le plan local d’urbanisme entré en vigueur le 18 octobre, les jardins bénéficient de la protection au titre des jardins familiaux, explique Naziha. Mais le permis a été délivré le 15 octobre. La mairie a tenu absolument a faire passer le dossier avant le PLU ».

Cette volonté était parfaitement explicite dans un courrier de la mairie de Tourcoing adressé à la Direction régionale des affaires culturelles des Hauts-de-France, daté du 13 septembre 2024 : « J’attire votre attention sur l’urgence du dossier. En effet, le PC [permis de construire] doit être délivré sous le PLU 2, soit avant le 18/10/2024. » Dans le projet, seuls 1 700 m² de jardins, dont 1 000 m² de zone humide, sont amenés à être préservés.

« C’est toute la duplicité de la darmanie »

Pourquoi la mairie de Tourcoing a-t-elle subitement tourné casaque ? En réalité, le virage n’est pas si brusque… mais anticipé de longue date, et motivé par la crainte de perdre une procédure judiciaire contre le promoteur. « Lorsqu’ils ont fait leur arrêté de caducité de mars 2022, le promoteur a contesté l’arrêté devant le tribunal administratif, explique Naziha. C’est ce qui explique qu’ils ont rétropédalé ».

En effet, selon une note interne du service juridique de la mairie de Tourcoing datée du 28 mars 2023, que Reporterre a pu consulter, « la décision maladroite de la caducité du permis de construire […] se trouve donc entachée d’illégalité, ce que le juge ne devrait pas manquer de sanctionner. Aujourd’hui, la ville n’entend plus s’opposer au projet, et fait négocier entre conseils des parties un protocole transactionnel ».


La mairie de Tourcoing promet depuis plusieurs années que les jardins seront transférés, mais n’a pas trouvé de site pour les accueillir.
© Théo Heffinck / Reporterre

« C’est la méthode Darmanin en politique, tranche Katy Vuylsteker, élue écologiste au conseil municipal de Tourcoing et conseillère régionale mobilisée contre le projet. Je dis quelque chose, mais de l’autre côté, je suis en train de trahir les gens. Le fait de travailler activement au classement des jardins au PLU et, en même temps, de travailler activement à ce que le permis de construire soit déposé à temps, c’est toute la duplicité de la darmanie. »

Nous avons tenté de contacter des élus de la mairie de Tourcoing, mais aucune suite n’a été donnée à notre demande. Lors du conseil municipal du 9 décembre 2024, Isabelle Mariage, adjointe à l’urbanisme, affirmait que « chaque mètre carré sera compensé », et décrivait les jardins familiaux comme « un terrain en friche inutilisé ». Comme en 2018, la mairie souhaite transférer les jardins sur le site de la ferme Droulez, dans l’ouest de la ville. Mais, selon nos informations, les négociations seraient difficiles et l’issue du dossier incertaine.

Des soutiens de toute la France

Désormais, la lutte du collectif Défense des jardins à Tourcoing va s’orienter sur un terrain juridique, afin d’attaquer les incohérences constatées dans ce dossier. Le soutien aux jardins tourquennois dépasse largement les frontières de la ville : la pétition pour protéger les jardins familiaux de Tourcoing a recueilli 36 500 signatures. « Les jardins, c’est un sujet qui touche tout le monde : des gens de Paris, de Marseille, de partout », assure Naziha.


Naziha, habitante originaire du quartier, est membre du collectif Défense des jardins à Tourcoing.
© Théo Heffinck / Reporterre

Parmi ces soutiens, on note la présence des Soulèvements de la Terre, d’Extinction Rebellion et d’Attac, mais aussi des autres « jardins en lutte ». « On fait aussi partie d’un collectif des jardins populaires en lutte créé en 2022 avec Aubervilliers, Besançon, les Lentillères de Dijon, et d’autres encore, détaille Naziha. On considère qu’il faut que plus aucun jardin ne soit détruit. Il y a un phénomène global de prise de terre de manière illégale et de mépris des citoyens. Au début, on faisait ça un peu dans notre coin, mais maintenant, on n’est plus gênés de dire “on est la terre qui se défend” ».



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