Les paysans représentaient 3 actifs sur 10 dans la population française de 1955. Ils ne sont plus que 2 sur 100 en 2020 ! Plan social massif, « ethnocide des paysans » ou modernisation de l’agriculture… Les causes de cet effondrement varient selon le milieu social et syndical auquel on appartient. Mais toutes ces explications, me donnent parfois le sentiment de passer sous silence un autre élément : celui de la transformation radicale de notre rapport à l’espace.
Ce ne sont pas seulement la concentration des terres, celle de la distribution alimentaire, ou le manque de compétitivité des fermes, qui expliquent la disparition des paysans. Cela vient aussi d’un bouleversement de notre manière d’habiter, ou plutôt de consommer le monde. Comment réinventer un rapport au monde, dans lequel la limite et la contrainte puissent devenir des sources d’émancipation ?
Le choix d’une vie paysanne serait une piste de réponse. Trop souvent, le travail quotidien, dimanches compris, le peu de vacances, le faible revenu, la retraite dérisoire, les aléas de production, de vente, la fluctuation des prix, la concurrence parfois déloyale… viennent briser l’élan optimiste et volontaire d’un retour à la terre. Pourtant, cette vie paysanne se réduit-elle à sa dimension économique ? Ou renferme-t-elle d’autres secrets, qui se découvrent peu à peu, au fil du temps ?
La poétique du potage de courges
Hier soir, je préparai un potage de courges, carottes et persil du champ, que je fis mijoter avec le faitout de mamie pendant deux heures, sur le poêle à bois. Les chênes et les acacias qui chauffaient la maison et cuisaient le repas, nous les avions bûcheronnés à l’automne, choisissant les arbres déjà morts dans les bois entourant les champs. En regardant le feu à travers la vitre du poêle, je ressentais une satisfaction un peu naïve, quelque chose de plein, comme si ma vie faisait partie d’un cycle, même s’il s’agissait d’une simple ponctuation sur les lignes du temps.
Ce n’était pas le grand soir, mais à cet instant, je crois que j’étais heureux. Ce bonheur pouvait-il être contagieux, ou serait-il renvoyé à un mode de vie anachronique, comme un vestige du passé, dont on aime à se rappeler l’existence ?
« Une vie paysanne implique de se laisser contraindre par la terre »
Aujourd’hui, nous sommes nombreux à chercher une cabane, perdue dans la forêt, les mots ou les souvenirs. Ces lieux de répit me réconfortent, moi aussi. Mais on passe rarement sa vie entière dans ces refuges, quelques années tout au plus, comme Henry David Thoreau. Je crois qu’il nous manque une poétique du temps long, pour que nos retraits du monde deviennent des modes de vie. Cette expérience de la longue durée, est-elle compatible avec la recherche permanente d’une liberté de mouvement ?
Et si les champs devenaient des incarcérations joyeuses ?
Une vie paysanne implique de se laisser contraindre par la terre, et ce quels que soient les aménagements et les astuces mis en place dans les fermes. Lorsque mon travail diminue en hiver, j’augmente mon temps de lecture et d’écriture. Pourtant, les légumes de mon champ m’obligent toujours à une présence quasi quotidienne. L’astreinte géographique ne disparaît pas. Une part irréductible se maintient.
Comment rendre cette part à nouveau désirable ? Au fond, c’est une question profondément écologique. J’ai exploré ses contours, dans un livre publié récemment (Sortir de l’accélération, pour une écologie du temps) (éd. Nouvelle cité, septembre 2024), et j’ai fait une découverte très simple : contraindre notre rapport à l’espace dilate notre rapport au temps.
Si les champs devenaient des incarcérations joyeuses, nous faisant éprouver les clôtures de la terre et les limites du corps, l’usure de l’esprit et des mains, alors nous céderions un peu de l’arrogance de la modernité. Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de paysans ? Pourquoi le renouvellement des générations n’a pas lieu ? Parce que nous voulons échapper aux lieux qui nous obligent et aux poids de la terre, au bois qu’il faut fendre et au temps qui file entre nos doigts.
Les paysans écrivent des paysages, dans une grammaire difficile, avec des mots et des colères à plusieurs épaisseurs, auxquelles la société devient sourde. Ce ne sont pas les seuls à ne pas être entendus. Il y a une multitude de métiers invisibles qui attendent, eux aussi, d’être lus, afin de partager leur quotidien lumineux, à travers quelques phrases ordinaires.
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