Au Kosovo, deux nations dos à dos, par Philippe Descamps & Ana Otašević (Le Monde diplomatique, avril 2023)


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Philippe Descamps. — Fête de l’indépendance, Pristina, 17 février 2023

En ce 17 février, jour de fête à Priština-Prishtinë, des milliers d’Albanais du Kosovo convergent boulevard Mère-Teresa, l’artère centrale et piétonne de la capitale. Du grand-père portant le béret aux jeunes enfants en habits du dimanche, de très nombreuses familles viennent célébrer les 15 ans de « l’indépendance » de ce qui fut une province autonome de la Serbie, au temps de la Yougoslavie titiste. À la tribune, le premier ministre Albin Kurti consacre l’essentiel de son discours à couvrir de louanges les forces de sécurité, dont le budget a augmenté de 52 % l’an passé et de 20 % cette année. Après la parade des soldats et des policiers, une manifestation authentiquement populaire se poursuit autour de partages de confiseries, de danses traditionnelles et de concerts improvisés jusqu’à tard dans la nuit. Cependant, seule la communauté albanaise fait la fête.

Plusieurs scènes dénotent le caractère singulier de l’événement et de ce pays d’environ 1,7 million d’habitants, grand comme le département de la Gironde. Véhicules, bâtiments et rues sont pavoisés du drapeau officiel inventé en 2008 dans les tons de celui de l’Union européenne, mais partout domine l’aigle noir à deux têtes sur fond rouge : l’enseigne de l’Albanie voisine. La tribune officielle accueille le gouvernement et le corps diplomatique, mais seulement deux personnalités étrangères ont fait le déplacement : la vice-présidente de la Bulgarie… et le président albanais. Si plus d’une centaine de pays ont reconnu le Kosovo, ce n’est pas le cas de l’Organisation des Nations unies (ONU), ni de grands pays comme la Chine et la Russie, ni de cinq membres de l’Union européenne (Espagne, Slovaquie, Chypre, Grèce et Roumanie) ou de nombreux pays « non alignés ».

Au-dessus de la tribune officielle, une immense photo d’Ibrahim Rugova (1944-2006), fondateur de la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), rappelle la longue résistance non violente et le courage de cet intellectuel en politique durant la décennie d’oppression qui suivit l’arrivée au pouvoir à Belgrade du nationaliste serbe Slobodan Milošević en 1989. Mais partout on retrouve le même slogan « Liria ka emër : UÇK » (« La liberté a un nom : UÇK [Armée de libération du Kosovo] »). Les exactions de cette milice contre les minorités ou les Albanais modérés de la LDK durant la guerre de 1999 entre Serbes et Albanais (1) et les années suivantes sont pourtant bien documentées. Plus troublants encore sont les deux portraits géants de M. Hashim Thaçi et de M. Kadri Veseli que l’on retrouve sur le boulevard. Ces deux chefs de l’UÇK occupèrent les plus hauts postes du nouvel État : premier ministre puis président pour le premier, chef des services secrets puis président de l’Assemblée pour le second. Ils ont dû quitter leur fonction en avril 2020 pour être placés en détention à La Haye (Pays-Bas), où ils font l’objet de poursuites pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis entre 1998 et 2000. Les chambres spécialisées pour le Kosovo — une structure ad hoc de la justice pénale internationale — doivent examiner les plaintes de 137 familles de victimes et les preuves à partir de ce mois d’avril.

À l’occasion de cette fête et des négociations déterminantes en cours avec la Serbie pour la normalisation des relations, les autorités déroulent inlassablement leur récit repris par la presse occidentale : « Le Kosovo, c’est la “success-story” d’une intervention internationale, nous assure ainsi Mme Donika Gërvalla-Schwarz, ministre des affaires étrangères. De l’autre côté, vous avez la Serbie, qui est le “fondé de pouvoir” de la Russie. » L’alliance du parti libéral de Mme Gërvalla-Schwarz, Guxo ! (« Oser ! »), avec le mouvement souverainiste de gauche Vetëvendosje ! (« Autodétermination ! » ou VV) a triomphé aux législatives de février 2021. Cela lui donne de l’assurance dans les négociations avec Belgrade : « Nous avons le soutien de la population, avec plus de 50 % des voix aux élections. Il n’y aura jamais une telle stabilité politique et un tel gouvernement disposé non seulement à parler, mais aussi à aboutir à un résultat. Les faits sont là : la République du Kosovo est un État souverain. Nous ne discutons pas de notre statut, mais de la normalisation de nos relations. »

Depuis un an, une montée brutale de la tension

En sortant de la capitale, on respire à pleins poumons les particules fines des deux centrales à charbon d’Obilić, qui alimentent le pays en électricité et font de Pristina l’une des métropoles les plus polluées d’Europe. Le paysage urbain est ravagé par les publicités et les enseignes géantes jusqu’à l’ancienne cité industrielle de Mitrovica. Deux jours plus tôt, la population du nord de cette ville célébrait une tout autre fête. Le Jour de l’État, on commémore le soulèvement de 1804 contre l’occupation ottomane. Dans les quatre municipalités du nord du Kosovo, une population majoritairement serbe vit en lien étroit avec la Serbie frontalière, qu’ils considèrent comme leur pays. Ici on parle serbe dans l’administration comme dans la rue, l’école et les services de santé dépendent de Belgrade et on paie toujours en dinars — les Albanais du Kosovo utilisent l’euro. Dans cette ancienne ville ouvrière, à proximité du complexe minier moribond de Trepča, les rues sont pavoisées des couleurs nationales serbes jusqu’à la rivière Ibar, qui coupe la ville en deux. Pour rejoindre la rive sud, peuplée majoritairement d’Albanais et appelée Mitrovicë, le pont principal reste fermé à la circulation automobile. Il est gardé par des carabiniers italiens de la Force de maintien de la paix au Kosovo (KFOR), qui regroupe aujourd’hui 3 700 soldats provenant de vingt-sept pays.

Ces troupes ont été déployées à la suite de l’adoption, le 10 juin 1999, de la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), après deux mois de bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) visant — sans aucun mandat — à faire céder le président Milošević, pour qu’il renonce à combattre par les armes l’insurrection indépendantiste des Albanais. Une fois les forces yougoslaves retirées, l’ONU autorisait le déploiement de « présences internationales civile et de sécurité dotées du matériel et du personnel appropriés », parmi lesquelles figuraient surtout des soldats occidentaux sous commandement de l’OTAN, mais aussi des Ukrainiens, ou des Russes jusqu’en 2003. Tout en appelant à une « autonomie substantielle et [à une] véritable auto-administration au Kosovo », le Conseil de sécurité réaffirmait alors « l’attachement de tous les États membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie ». Loin d’être désarmée comme le prévoyait cette résolution, l’UÇK a pris le contrôle du pays avec l’aide des forces spéciales britanniques et américaines, puis les rênes d’un État en construction qui proclama son indépendance en 2008.

Le Kosovo multiethnique en péril

Le Kosovo multiethnique en péril

« La différence entre 1999 et aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de conflit ouvert entre les peuples serbe et albanais. Mais le peuple serbe souffre d’une violence institutionnelle, la méfiance atteint des sommets », affirme M. Igor Simić, vice-président de Srpska lista (la liste serbe). Ce parti détient les dix sièges réservés aux Serbes dans l’Assemblée du Kosovo et dissuade toute position critique vis-à-vis de Belgrade. Lors de son élection, M. Kurti avait déclaré que le dialogue avec Belgrade n’était pas une priorité et qu’il voulait écouter les Serbes du Kosovo. Mais, depuis un an, les incidents graves se multiplient. « C’est la conséquence de la rhétorique antiserbe de M. Kurti et de ses ministres, reprend M. Simić. Il veut provoquer une réaction de l’État serbe pour se présenter comme un petit Zelensky. »

Entraves pour participer aux élections de Serbie, non-reconnaissance des plaques d’immatriculation serbe du Kosovo, tracasseries administratives pour les documents d’identité, expropriations à la hussarde, déploiement d’une unité spéciale de police concurrente des unités locales… À chaque mesure de Pristina perçue ou présentée comme hostile à leur communauté, les Serbes ont réagi par l’érection de barrages routiers autour des municipalités serbes. La montée brutale de la tension a pris de court les diplomates européens, qui ont multiplié les interventions pour dénouer chacune des crises tout en cherchant à relancer le dialogue au plus haut niveau entre Belgrade et Pristina. L’accord-cadre trouvé le 18 mars à Ohrid (Macédoine du Nord) doit permettre la mise en œuvre concrète des engagements réciproques pris à Bruxelles en 2013, mais jamais vraiment suivis d’effets (lire « Une « normalisation » aux forceps »). Si les Européens sont à la manœuvre, le premier ministre kosovar ne plie vraiment que sous la pression de Washington, comme le 31 juillet 2022 après une rencontre avec l’ambassadeur américain qui l’a convaincu de reporter sur-le-champ un ultimatum concernant le changement des plaques d’immatriculation.

Une forte dépendance aux aides européennes

Début novembre, des centaines de juges, policiers ou agents des quatre municipalités du Nord ont démissionné pour dénoncer la stigmatisation de cette région. Après avoir joué le jeu de l’intégration dans les institutions du Kosovo, le juge Nikola Kabašić, président de tribunal à Mitrovica nord, n’y croit plus : « La présidente Vjosa Osmani et le premier ministre traitent quotidiennement les Serbes de criminels ou de terroristes, témoigne-t-il. Le combat de Kurti et de ses amis pour la souveraineté du Kosovo est contraire au principe d’un État multiethnique qu’il n’endosse que pour faire plaisir aux Occidentaux. En pratique, ils nous privent de nos droits politiques et juridiques. » « Depuis vingt-quatre ans, les Serbes ne sont reconnus comme un peuple égal que sur le papier », renchérit l’avocat Nebojša Vlajić. L’ancien conseil d’Oliver Ivanović, un homme politique serbe de Mitrovica assassiné en 2018, décrit une atmosphère de peur et de confusion. « C’est encore pire qu’avant. Quiconque croit à la justice au Kosovo est soit mal informé, soit désespéré », dit-il avec un regard désenchanté.

Sollicitée par Pristina pour faire lever les barrages et par Belgrade pour autoriser le déploiement d’un millier de soldats serbes, la KFOR n’a pas donné suite, nous explique son commandant, le major général italien Angelo Michele Ristuccia : « C’est une affaire de jugement pour éviter l’escalade. L’emploi de la force doit se faire en accord avec les conditions du terrain. La meilleure voie — comme d’habitude et comme toujours dans cette région — était de créer les conditions du dialogue. Le plus efficace est de maintenir des contacts étroits avec toutes les parties concernées et d’écouter les signaux faibles. Ma première préoccupation tient au risque de mauvais calcul. C’est pourquoi nous avons invité toutes les parties à ne pas utiliser les récits et les rhétoriques inutiles, pour ne pas entrer dans un cycle d’action-réaction. »

S’il a perdu du crédit à l’étranger, le premier ministre Kurti se satisfait de bons résultats économiques, après avoir fait campagne « pour l’emploi et la justice ». C’est d’ailleurs ce qu’il met en avant quand nous lui demandons ses réussites en matière de progrès social : « Nous avons eu une croissance économique impressionnante de 10,7 % en 2021 et de 4 % en 2022. Les exportations ont augmenté de 23 % et les recettes de l’impôt sur le revenu de 22 %. » Précisons que le produit intérieur brut (PIB) avait perdu 5,3 % en 2020 et que le déficit commercial reste abyssal. Il est en partie compensé par les revenus de transfert envoyés par la diaspora, qui représentent plus de 20 % du PIB (2), et les aides occidentales. Bien qu’en nette baisse, le taux de chômage, qui dépassait encore les 20 % fin 2021, reste le plus élevé d’Europe. Dans un contexte d’émigration massive, le taux d’emploi est de loin le plus faible du continent : moins d’un habitant sur trois âgé de 15 à 64 ans travaille officiellement.

Le premier ministre reconnaît qu’il n’a pas encore pu tenir ses promesses de mise en place d’un salaire minimum garanti ou d’un impôt progressif. Il se félicite en revanche de la loi limitant l’écart des salaires dans la fonction publique de 1 à 4,74 : « Cet écart était de 1 à 20 avant notre arrivée au pouvoir. Le salaire de la présidente représente seulement 3,2 fois celui d’un soldat. Mon salaire 2,9 fois. Nous n’avons d’exceptions que pour trois professions : les médecins, les magistrats et les professeurs d’université. » Parmi les autres mesures sociales, on note la gratuité de l’enseignement public jusqu’au master, le développement de l’apprentissage, la revalorisation des retraites et des pensions des handicapés, ainsi que la création d’une allocation-maternité et d’allocations familiales.

Que reste-t-il de la culture révolutionnaire qui présidait à la création de Vetëvendosje ! et qui valut à l’actuel premier ministre de nombreux ennuis avec la police par le passé ? D’anciens compagnons de route de M. Kurti confient qu’ils se sont éloignés en voyant le parti évoluer vers le nationalisme, le culte de l’individu et une dose de populisme. Après le renversement du premier gouvernement Kurti au bout de quatre mois seulement, en juin 2020, le parti serait devenu « attrape-tout ». Pour les élections de février 2021, le groupe parlementaire s’est élargi tant à des personnalités islamistes qu’à la droite, la ministre de l’économie Artane Rizvanolli s’affichant ouvertement néolibérale.

Des monastères protégés par des armées étrangères

Ancien ministre de l’intérieur, maire de Peć-Pejë et vice-président de la LDK (dans l’opposition), M. Muhaxheri Gazmend a la dent dure contre M. Kurti : « Quand nous étions en coalition avec lui, nous nous sommes aperçus qu’il n’avait pas de programme à l’exception de deux ou trois points sur la souveraineté. Il a dépensé beaucoup d’argent, mais le résultat est nul. » En tant que maire, M. Gazmend a été largement réélu en 2021 (61 % des voix), en dépit des critiques sur sa politique de modération et de coopération avec la commune serbe de Šabac pour développer la culture de fruits (fraises, framboises) : « Les gens ne veulent pas continuer ainsi. Ils veulent une meilleure vie, une meilleure économie et sortir de l’après-guerre. Par exemple, nous voulions construire une station de ski au-dessus de la ville avec pour partenaire l’italien Leitner. Après le meurtre de l’homme politique Oliver Ivanović à Mitrovica, les investisseurs se sont retirés. »

À la sortie de la ville, sur la route des gorges de Rugovska, le patriarcat de Peć demeure le siège de l’Église orthodoxe serbe depuis le XIIIe siècle. Le patriarche Porphyre y a été intronisé en février 2021, même s’il réside avec son administration à Belgrade. À proximité du monastère, la plupart des modestes maisons de brique du village de Ljevoša sont soit détruites, soit vides. Sur les quelque 200 000 personnes ayant fui le Kosovo après la guerre, pour la plupart Serbes ou Roms, peu sont revenues. M. Borislav Krstić vit ici avec sa femme, qui vient d’Albanie, sa belle-mère et ses trois enfants. Les mariages mixtes sont très rares au Kosovo. « Les filles de nos villages sont parties en Serbie », raconte l’agriculteur. Sa femme, Edmonda, nous dit en souriant qu’elle se « sent bien ici », mais regrette l’exode qui vide les campagnes. L’école est à dix kilomètres, les enfants n’ont pas de copains à proximité. « Je ne pense pas qu’ils vont rester vivre ici. Il n’y a pas de perspective », se désole son mari.

Situé au pied du parc national des Monts maudits (Prokletije — Bjeshkët e Nemuna), le monastère de Visoki Dečani pourrait à lui seul raconter l’histoire tempétueuse de la région, la « Vieille Serbie » pour beaucoup de Serbes. Inscrit sur la liste du patrimoine mondial en péril parmi les Monuments médiévaux du Kosovo, il est l’un des vingt-quatre monastères encore actifs. Son église bâtie au XIVe siècle fut le plus grand édifice religieux de la Serbie. Comme nous le raconte l’un des vingt moines qui y résident, l’ironie veut qu’à plusieurs périodes l’ensemble ait été protégé du pillage par des armées qui avaient vaincu les Serbes. Des soldats ottomans y furent longtemps postés durant le joug turc ; des milices albanaises furent recrutées pour le protéger à la fin du XIXe siècle ; des carabiniers de l’Italie fasciste empêchèrent les Albanais de le détruire entre 1941 et 1944. Après avoir hébergé des réfugiés durant la guerre, il est protégé par les troupes de la KFOR depuis 1999, ce qui l’a préservé des pogroms de 2004 lors desquels des Albanais ont détruit une trentaine de sites orthodoxes.

On n’y pénètre qu’après avoir obtenu une autorisation spéciale et franchi plusieurs chicanes : « Cette présence est toujours nécessaire, témoigne le moine Petar. Nous avons connu plusieurs tentatives d’attentats, au lance-grenade notamment. Des slogans de l’Organisation de l’État islamique [OEI] ont été tagués sur l’enceinte. Des djihadistes ont été arrêtés armes à la main devant la porte. » La menace la plus concrète vient de la municipalité de Dečani-Deçan et ses revendications sur vingt-quatre hectares alentour. Ces terres nationalisées après la seconde guerre mondiale appartiennent au monastère, a tranché la Cour constitutionnelle du Kosovo en 2016. Mais la commune et le gouvernement refusent d’exécuter cette décision. Devant nos questions, et alors qu’il venait de se réjouir de la progression de son pays dans les classements internationaux en matière d’État de droit (56e à l’index du World Justice Project), M. Kurti n’a pas craint de critiquer ouvertement la décision de la plus haute instance judiciaire de son pays…

Dialogue entre associations albanaises et serbes

Au centre de Prizren, la deuxième ville du pays, voisinent trois édifices remarquables : une cathédrale catholique du XIXe siècle, la mosquée ottomane de Sinan Pacha (XVIIe siècle) et l’église orthodoxe de la Vierge de Ljeviška, fondée en 1306. Reconstruite après son pillage et son incendie en 2004, cette dernière n’a plus guère de fidèles : sur environ dix mille Serbes qui peuplaient jadis la ville, il n’en reste qu’une dizaine. À l’échelle du Kosovo, les Serbes représentaient un tiers de la population au recensement de 1939, 14,9 % en 1981, probablement moins de 5 % aujourd’hui (le recensement de 2011 a été boycotté par les Serbes et celui prévu en 2021 a été reporté). Rompant avec la diversité historique, la prédominance albanaise se fait au détriment des autres communautés. « Tout le monde parle d’inclusion, mais quand nous voulons exercer nos droits, ça ne marche pas, on ne peut pas utiliser notre langue au tribunal, à la mairie ou à la police », explique Fatir Berzati, un journaliste d’origine goranie, un peuple slave de religion musulmane qui vit dans la région très boisée des monts Šar. « Les petites communautés disparaissent ou sont assimilées », confirme M. Raif Ademi, bosniaque et animateur de Radio Astra dans le village de Gornje Ljubinje.

Devant le petit bâtiment où fut fondée la Ligue de Prizren en 1878, une quinzaine de jeunes se font prendre en photo devant un drapeau marqué de l’inscription Shqipëri etnike Albanais de souche »). À l’intérieur du musée, une carte évoque la « Grande Albanie » dont rêvaient les militants de la ligue à la fin du XIXe siècle. Le premier ministre du Kosovo n’a pas renoncé à ce projet. Quand on lui rappelle : « Vous aviez dit que vous voteriez en faveur de l’unification avec l’Albanie », il répond sans hésitation : « Oui, je l’ai dit, s’il y avait un référendum. Nous avons deux États distincts, mais nous ne sommes pas deux nations distinctes. La frontière entre le Kosovo et l’Albanie est la frontière de la Yougoslavie et de la Serbie, donc ce n’est pas une chose à laquelle nous sommes très attachés. » M. Kurti a d’ailleurs voté aux dernières élections dans le pays voisin, où son parti anime l’opposition au premier ministre socialiste Edi Rama. « Les Albanais doivent s’unir. Albin (Kurti) veut la même chose, mais nous avons une autre approche pour y arriver (3) », a indiqué sur ce thème le chef du gouvernement albanais, qui met en place avec la Serbie et la Macédoine du Nord une libre circulation des biens et des services.

Les tensions des derniers mois ont rejailli jusqu’aux villages de montagne, comme dans l’enclave de Štrpce. Le 6 janvier, jour du Noël orthodoxe, un groupe de jeunes qui portaient des rameaux de chêne séchés appelés « badnjak » pour le réveillon et un drapeau serbe a essuyé deux tirs depuis une voiture. « Il m’a blessé à la main et s’est enfui. Tout le monde était sous le choc, raconte M. Miloš Stojanović, l’un des deux blessés, âgé de 21 ans. C’est dur, mais on se bat pour rester vivre ici. » Assigné à résidence, l’auteur des tirs est un membre des Forces de sécurité du Kosovo.

« Ces tirs ont tout de suite fait resurgir mes cauchemars du passé », témoigne Mme Jasmina Živković, dont le père a disparu en septembre 1999. Elle fait partie d’une association de familles qui cherchent toujours des informations sur le sort de leurs proches, vingt-trois ans après la fin de la guerre. Encore 1 614 personnes sont portées disparues. Rare exemple de coopération, les associations albanaises et serbes se sont réunies depuis six ans pour mieux faire pression sur les deux gouvernements. « Nous avons compris qu’ensemble on est plus forts », explique M. Bajram Çerkinaj, le directeur de ce centre de ressources sur les personnes disparues. « Au début c’était très difficile, on m’a dit : “Comment peux-tu travailler avec les Serbes, après ce qu’ils nous ont fait ?” J’ai dit que je travaillais avec tous ceux qui ont la même douleur. La guerre ne fait de bien à personne », insiste cet octogénaire qui a vu son fils la dernière fois en août 1998 avant qu’il rejoigne l’UÇK. Son grand-père, déjà, avait disparu dans les combats de la seconde guerre mondiale et son arrière-grand-père en 1912 dans les guerres balkaniques. « La peur demeure, car les gouvernements n’ont pas cherché ce qui rapproche les peuples, conclut-il. Si nous arrivons à parler, les gouvernements devraient aussi y parvenir. »



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