C’est une remontée inédite dans le passé de la Terre et de son climat que viennent de réaliser les chercheurs du projet européen Beyond Epica – oldest ice (Au-delà d’Epica – la plus vieille glace). Début janvier 2025, ils ont annoncé avoir atteint en Antarctique, en forant sur 2 800 mètres de profondeur, des glaces datant d’au moins 1,2 million d’années.
Un trésor inestimable pour les climatologues : ces glaces, en s’accumulant, conservent dans leurs entrailles des indices sur les températures et la composition atmosphérique de la Terre, datant de l’époque de leur formation. Autant de précieuses informations pour mieux comprendre le fonctionnement du climat planétaire.
Le record précédent, détenu par un projet européen antérieur, Epica, datait de 2004. Les chercheurs avaient foré une carotte de glace sur le site du Dôme C, dans l’est du continent blanc, qui avait permis de remonter sur les 800 000 dernières années.
Grâce à ces données, les climatologues avaient reconstitué l’évolution des températures globales, documentant la succession des cycles glaciaires et interglaciaires de la planète, c’est-à-dire de longues périodes plus froides ou plus chaudes.
Lors de la dernière période glaciaire, par exemple, qui s’est achevée il y a environ 11 700 ans, toute l’Europe du Nord, jusqu’à l’Angleterre et une vaste partie de l’Irlande, était recouverte sous un immense glacier. Ces périodes correspondent à une baisse de plusieurs degrés de la température moyenne du globe.
Dans leurs carottes de glace, les glaciologues retrouvent ces courbes d’évolution des températures, mais aussi des informations sur l’évolution de la concentration de CO₂ dans l’atmosphère, démontrant le lien fort entre ce gaz et l’évolution du climat.
En remontant, grâce à leur nouveau forage, au-delà de ces 800 000 ans, les scientifiques espèrent affiner leur compréhension du climat et résoudre spécifiquement un mystère climatique : celui de la transition survenue au cours du mi-Pléistocène. Il y a 900 000 ans à 1,2 million d’années, l’enchaînement des périodes glaciaires et interglaciaires s’est mis à ralentir. Alors qu’ils suivaient avant cela des cycles d’environ 41 000 ans, ces périodes se succèdent, depuis ces 800 000 dernières années, selon des cycles d’environ 100 000 ans.
« On veut aller au point de départ de ce changement de cycles pour comprendre ce qu’il s’est passé », explique Frédéric Parrenin, directeur de recherche au CNRS et coordinateur de la partie française de Beyond EPICA – oldest ice. On pense que le CO₂ a joué un rôle dans cette transition. Sur le long terme, le CO₂ tend à décroître dans l’atmosphère [car il est capté, à l’échelle de millions d’années, par les roches via des processus géologiques complexes]. Peut-être cette décroissance s’est-elle superposée à d’autres cycles, aux évolutions des circulations atmosphériques et océaniques et qu’un point de bascule a été atteint à cette époque », dit-il.
Une partie de la réponse sera peut-être révélée grâce à la nouvelle carotte de glace. Forée à proximité du Dôme C, sur un site baptisé Petit dôme C, elle est le fruit de quatre années de campagnes successives, dans les conditions extrêmes des étés polaires, où les températures s’établissent, en moyenne, à – 35 °C. Reste, maintenant, à faire parler la glace.
Pour cela, les chercheurs vont faire appel à une panoplie de techniques et d’astuces scientifiques bien rodées. Premier défi : comment connaître l’âge de la glace extraite de l’Antarctique ? Celle-ci s’accumule au fur et à mesure des chutes de neige qui se tasse, puis se transforme en glace, parfois sur plusieurs milliers de mètres d’épaisseur, pendant des millions d’années. Le principe de base est donc simple : plus on fore profondément, plus on aura des glaces issues de chutes de neige d’un passé lointain.
Horloges chimiques piégées dans la glace
Pour connaître plus précisément l’âge des glaces, les scientifiques vont utiliser une série de particules piégées au moment où tombe la neige. On sait par exemple que les poussières portées par les vents sont plus abondantes l’été : cela permet dans certaines régions de compter une succession de couches de glaces avec ou sans poussière le long de la carotte, qui équivalent à autant d’années successives.
D’autres particules coincées dans la glace, du sulfate notamment, sont issues d’explosions volcaniques massives : l’analyse chimique permet ainsi de rattacher un segment de la carotte de glace à un évènement volcanique dont la date est déjà connue. De la même manière, des anomalies dans le champ magnétique terrestre, déjà connues et datées par les géologues, peuvent laisser des indices importants : des atomes comme le béryllium 10 ou le carbone 14 sont produits dans l’atmosphère, à un rythme qui dépend de l’action du champ magnétique terrestre. On peut mesurer avec précision la quantité de béryllium dans la glace, pour la rattacher ainsi à un évènement magnétique connu.
Mais ces méthodes, parmi d’autres, présentent d’importantes limites, notamment pour les glaces les plus vieilles, lorsqu’il faut remonter avec précision de plusieurs centaines de milliers d’années en arrière. Pour dater des glaces de près d’un million d’années, la méthode la plus précise consiste à tenter de les rattacher aux évènements astronomiques, que les lois de la physique permettent de dater avec une grande précision. Les glaciologues s’intéressent plus spécifiquement aux mouvements de la Terre.
On sait que l’orbite terrestre ne décrit pas un cercle parfait autour du Soleil. Sa trajectoire est plutôt elliptique, et cette ellipse se déforme selon un cycle très long. On appelle ça la variation de l’excentricité de l’orbite terrestre. De même, l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre — son obliquité — oscille sur plusieurs dizaines de milliers d’années.
Et lorsque cette inclinaison se combine avec un passage de la Terre proche du Soleil, cela correspond à une troisième variation cyclique de ce qu’on nomme l’angle de précession. Ces trois paramètres complexes se résument ainsi : les changements cycliques de la position de la Terre font varier son exposition au Soleil, donc la quantité d’énergie solaire reçue, donc son climat.
Ces variations orbitales sur des dizaines et des centaines de milliers d’années provoquent des variations climatiques sur un même rythme, qui se lisent dans la glace, et permettent aux chercheurs d’affiner leur datation. Ici intervient le deuxième défi de ces carottes de glace : en plus de les dater, comment en tirer des informations sur le climat du passé ?
C’est la neige elle-même qui sert de thermomètre aux glaciologues. L’astuce tient à de très légères différences qui existent dans la composition des molécules d’eau. Celles-ci comportent naturellement une certaine proportion d’atomes oxygène plus lourds que les autres (l’oxygène 18) et d’atomes d’hydrogène également plus lourds que leurs congénères (le deutérium), car possédant plus de neutrons que la plupart des atomes d’oxygène et d’hydrogène.
Des bulles d’air vieilles de millions d’années
Dans les nuages, lorsque la température chute suffisamment pour déclencher une chute de neige, ce sont, en priorité, les molécules de neige les plus lourdes qui vont tomber du ciel : celles contenant de l’oxygène 18 et du deutérium. Ainsi, plus il fait froid, plus la neige aura eu l’occasion de tomber avant que les nuages n’arrivent au-dessus de l’Antarctique, et plus la composition des glaces sera in fine pauvre en proportions d’oxygène 18 et deutérium.
L’analyse de ces éléments permet d’écrire la longue histoire des températures du globe, enregistrées dans les glaces. « On a une belle relation linéaire entre la température et la composition des neiges de surface. On peut, en complément, comparer les carottes de glaces à des carottes de sédiments des fonds marins, entre autres, que l’on sait aussi dater et qui nous renseignent sur l’évolution des températures océaniques profondes », complète Frédéric Parrenin.
Dernier trésor précieux dans ces carottes de glace : les bulles d’air qui y ont aussi été piégées, et renseignent sur la composition de l’atmosphère au fil du temps. Datation, calcul des températures et mesure des quantités de CO₂ sont ainsi les trois éléments clés qui font de ces kilomètres de glaces d’irremplaçables archives du climat.
« On a récupéré 1,2 million d’années d’enregistrement continu dans la glace, mais on a peut-être même plus. Les 200 mètres les plus profonds du forage contiennent peut-être des glaces de plusieurs millions d’années, sans doute plus fragmentaires et moins facilement exploitables », précise Frédéric Parrenin. Pour mieux comprendre la science des changements climatiques terrestres, les glaciologues n’ont pas fini de forer : les plus vieilles glaces de l’Antarctique auraient jusqu’à 34 millions d’années.
legende