Anapa (kraï de Krasnodar, Russie), reportage
Avant même l’odeur iodée de la mer, la première chose qui frappe en s’approchant de la plage est la puanteur du mazout. Des grosses flaques noires visqueuses recouvrent le sable, comme le sang d’un animal blessé. À chaque nouvelle tempête, le poison noir qui s’est échappé des deux pétroliers russes — le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239 naufragés le 15 décembre — remonte des tréfonds de l’eau salée. Jusqu’à 40 % du fioul transporté pourrait s’être déversé en mer. Le volume des sols contaminés pourrait atteindre quelque 200 000 tonnes.
Mardi 21 janvier, le ministère russe des Situations d’urgence s’est félicité qu’environ 170 500 tonnes de sable et de terre contaminés ont été collectés. Chaque jour, jusqu’au coucher du soleil, avec des pelles, des sacs-poubelle et des cageots de fruits, les volontaires ramassent et tamisent le sable pour enlever toute fraction de mazout, empêchant que des animaux l’ingurgitent. « J’en fais des cauchemars. Le lendemain du naufrage, les plages qu’on avait nettoyées étaient de nouveau noires », dit Anastasia, coiffée d’un bonnet rose. Elle a dépensé ce qu’il lui restait sur son compte en banque pour venir de Moscou secourir la mer.
Vomissement, mal de tête… et un mort
« Où sont les engins ? Je peux compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’ai vu une tractopelle ! » s’indigne Diana, la pelle à la main. Seuls ses yeux rieurs en amande se devinent derrière l’imposant masque respiratoire collé à son visage, qui la protège des effluves du fioul lourd. Sans lui, le mal de tête se fait rapidement sentir : trois volontaires ont déjà dû être hospitalisés dans la région de Krasnodar. Et un adolescent de dix-sept ans est mort. « Ce travail doit être fait par des machines, pas par nous, pas au détriment de notre santé ! », dit Diana.
Le fils de Marina, une habitante d’Anapa, a vomi pendant deux jours, avant que Marina l’envoie chez sa grand-mère, qui vit dans une autre ville. « Tout le monde n’a pas cette chance. Des centaines de maisons le long du rivage s’empoisonnent avec le mazout. Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas d’évacuation, alors qu’on est en état d’urgence ! Les enfants vomissent, ils suffoquent », s’indigne Marina. « Pour une raison ou une autre, nous devons nous occuper nous-mêmes des enfants. Et des animaux. Regardez, seuls les bénévoles sauvent les animaux ! »
Une pétition a été adressée au ministre russe des Situations d’urgence par Maxim Reznikov, un activiste d’Anapa. « Nous exigeons des autorités locales et fédérales une intervention immédiate et accrue […] Les oiseaux et les dauphins meurent, et le fioul est inexorablement absorbé par le sable, ce qui peut entraîner des conséquences irréversibles. […] Les forces de sauvetage qui interviennent actuellement ne sont manifestement pas suffisantes. »
Selon le ministère des Situations d’urgence, plus de 4 800 personnes et environ 740 unités d’équipement participent à l’intervention. Même s’il assure que c’est un nombre suffisant pour nettoyer la côte de la mer Noire du mazout, Vladimir Poutine a fini par hausser la voix. Le 9 janvier, le président russe a réprimandé publiquement ses services. « D’après ce que je vois et les informations que je reçois, je conclus que tout ce qui est fait pour minimiser les dégâts est clairement insuffisant », a-t-il déclaré.
Des oiseaux nettoyés au liquide vaisselle
La prise en charge de la situation par les autorités compétentes n’est pas vue d’un bon œil par les bénévoles, qui, en un mois, ont déjà organisé leur propre fonctionnement. Une usine de vin et une laverie de voitures, cédées temporairement par leurs propriétaires, ont été transformées en centres de sauvetage improvisés.
« Jusqu’à présent, on n’a rien trouvé de mieux que d’utiliser des produits ménagers. Chaque oiseau doit être nettoyé à la main, d’abord avec de l’amidon, puis avec du liquide vaisselle. Ils sont ensuite mis en réhabilitation », explique Ksenia, en bâillant en raison d’une nuit sans sommeil au chevet des oiseaux. « D’autres volontaires sont envoyés à la recherche d’animaux sur la berge, souvent la nuit, la période durant laquelle les oiseaux marins sortent généralement de l’eau pour se reposer. »
Pourtant, le 6 janvier, le ministère de l’Environnement a interdit de chercher les oiseaux la nuit. « On a failli être conduits au poste de police », dit Sasha, qui en rentrant d’une expédition nocturne, a été arrêtée par les forces de l’ordre. À l’abri des regards, autour d’un thé chaud, les volontaires pestent. « Ils nous demandent combien d’oiseaux on a pris en charge aujourd’hui comme si on comptait les voler », râle une bénévole, aux cheveux courts.
Le 5 janvier, la bénévole Margarita Stadnichenko a été interrogée durant quatre heures par la police et le FSB, un des services de renseignement russes. Ils lui reprochaient d’avoir tenté d’empêcher la remise en liberté par des représentants du ministère des Ressources naturelles de 160 grèbes huppés et de 3 grèbes jougris, qui se trouvent en réhabilitation dans la ferme d’Aristei. Le lendemain, au même endroit, de nombreux cadavres d’oiseaux ont été retrouvés. « Le pouvoir fait consciemment tout n’importe comment », fustige un témoin sur place.
Selon Roman Pukalov, directeur des programmes environnementaux de l’organisation publique russe Green Patrol, les oiseaux auraient pu mourir d’hypothermie. « Leurs plumes ont été dégraissées avec des détergents lorsqu’elles ont été nettoyées du mazout [ce qui les empêche d’emprisonner de l’air et donc de garder de la chaleur]. Et il était inacceptable de relâcher les oiseaux dans la mer. Les oiseaux d’eau ont besoin d’au moins deux semaines pour être réhabilités et soignés. Et de deux semaines à six mois, en cas de dommages graves au plumage », a-t-il déclaré.
Du fioul lourd qui ne flotte pas à la surface
« Ces types d’oiseaux-plongeurs doivent non seulement pouvoir flotter sur l’eau, mais également rester au moins deux minutes sous l’eau avant d’être remis en liberté », explique Ksenia Mihailova. Directrice du centre de réhabilitation des animaux sauvage à Saint-Pétersbourg, elle est venue à Anapa pour tenter de mettre en place une méthodologie de réhabilitation des oiseaux.
« La difficulté est qu’on n’a jamais eu affaire auparavant à ce type de mazout, lourd et visqueux, qui non seulement provoque l’intoxication, mais aussi se colle aux parois des intestins et provoque des hémorragies en s’arrachant. On tâtonne, donc. »
C’est « le premier accident au monde impliquant du fioul lourd de qualité M100 », a déclaré le service russe de secours en mer, Morspassloujba. Ce type de fioul « ne flotte pas à la surface » et « il n’existe aucune technologie éprouvée dans le monde pour l’éliminer dans l’eau. » « En bref, le VN-239, qui s’est échoué près de la côte, n’avait pas du tout le droit de prendre la mer, car la société de classification russe avait suspendu ses documents avant même l’accident », explique l’écologiste Dmitry Lisitsyn.
« Des dommages irréparables à la nature ont déjà été causés »
D’après Ukraine War Environmental Consequences Work Group, les deux navires naufragés appartenaient à la « flotte fantôme » de Poutine, utilisée pour contourner les sanctions internationales, notamment, à la suite de la guerre en Ukraine.
« Des dommages irréparables à la nature ont déjà été causés, quels que soient nos efforts, mais j’aimerais qu’on remédie aux causes de cette catastrophe afin qu’elle ne se répète plus jamais », dit Daria, bénévole moscovite, revenue une seconde fois prêter main forte à Anapa. « Mais je suis sûrement trop idéaliste. »
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