Hadrien Malier est sociologue et maître de conférences à l’Université de Strasbourg, rattaché au laboratoire Sage (Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe). Il s’intéresse aux logiques de la domination sociale et environnementale, en analysant comment les classes populaires sont exposées à la fois aux dégradations environnementales et à des politiques publiques qui les culpabilisent.
Dans une enquête, il analyse l’accumulation de déchets (canettes, sacs-poubelles, encombrants…) aux abords de trois résidences HLM en banlieue parisienne. Il analyse comment les mairies mettent en place des mesures de sensibilisation à l’écologie qui misent sur un changement des comportements individuels et occultent ainsi les causes structurelles de la situation : moindre ramassage des ordures, forte densité de population… Les injonctions à lutter contre « le jet d’ordures par les fenêtres », par exemple, renforcent un contrôle social qu’il qualifie d’« écologisé », tout en alimentant des conflits de voisinage.
Reporterre – Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à l’accumulation de déchets dans les résidences HLM ?
Hadrien Malier – Lors de mes enquêtes dans des résidences HLM en région parisienne, la question des déchets revenait sans cesse. Les locataires, dès qu’ils évoquaient les problématiques environnementales, se plaignaient de l’accumulation de déchets au pied de leur immeuble. Leurs discours exprimaient une souffrance liée à cette dégradation de leur cadre de vie. En parallèle, les responsables institutionnels, au sein des bailleurs sociaux ou des municipalités, mentionnaient aussi ce problème, mais sous un angle différent : celui des « incivilités ». Ces discours contradictoires suggéraient que quelque chose d’autre se jouait à travers cette question des déchets.
Pourquoi qualifiez-vous cette situation de « souffrance environnementale » ?
Cela peut sembler évident, mais la souffrance associée au fait de vivre entouré de déchets n’est pas toujours reconnue comme telle, notamment par les institutions. L’accumulation de déchets au pied des immeubles a des effets multiples sur la qualité de vie. C’est dégradant et désagréable à vivre. Symboliquement, cela peut générer un sentiment de honte : des habitants m’ont confié qu’ils n’osaient plus inviter des amis chez eux à cause de l’état des lieux.
Les déchets peuvent aussi rendre les espaces communs impraticables. Des parents m’ont dit surveiller étroitement leurs enfants pour éviter qu’ils ne touchent des objets dangereux. Enfin, il y a un risque sanitaire : les déchets peuvent disséminer des polluants dans le sol, multiplier les « nuisibles » — tels que des rats et certains insectes — ou véhiculer des microbes. C’est une violence lente, pour reprendre une expression du chercheur étasunien Rob Nixon, qui s’exerce à bas bruit sur les corps et les vies des personnes qui subissent cette situation.
Quels mécanismes structurels expliquent cette accumulation de déchets dans les quartiers populaires ?
Il y a plusieurs causes. D’abord, la densité de population joue un rôle important. Dans les quartiers populaires, les immeubles sont souvent plus hauts et plus peuplés, ce qui augmente la probabilité que des déchets soient emportés, oubliés ou perdus dans les espaces communs. Ensuite, les habitants de ces quartiers ont souvent des loisirs qui se déroulent au domicile ou dans le voisinage immédiat, ce qui augmente la présence humaine et donc les déchets. De plus, leur accès limité à des moyens de transport rend difficile l’évacuation des encombrants vers les déchèteries.
Ensuite, il y a aussi des acteurs extérieurs, comme des entreprises ou des particuliers des quartiers voisins, qui profitent de la situation pour déposer illégalement leurs propres déchets aux abords des résidences HLM.
Les institutions ne portent-elles pas une part de responsabilité dans cette situation ?
Absolument. Les locataires se plaignent régulièrement d’un manque d’entretien ou de ramassages insuffisants. Dans certaines résidences, des travaux de résidentialisation se sont éternisés sur plusieurs années, laissant des gravats et des déchets dans les espaces communs. Il arrive aussi que les municipalités et les bailleurs sociaux se renvoient la balle sur la responsabilité du nettoyage d’une allée, ce qui conduit à l’inaction. Enfin, une étude britannique a montré que l’intensité du nettoyage des rues n’est généralement pas proportionnelle aux besoins plus importants des quartiers populaires. Je n’ai pas trouvé de données similaires pour la France, mais il est probable que les quartiers pavillonnaires, moins densément peuplés, bénéficient d’une meilleure répartition du ramassage par habitant.
Quelles réponses les institutions apportent-elles à ce problème ?
Les institutions, notamment les municipalités et les bailleurs sociaux, considèrent les déchets comme un problème d’« incivilités ». Leur réponse privilégiée est donc la sensibilisation. Des programmes de responsabilisation environnementale mobilisent des médiateurs qui vont démarcher les locataires jusque sur le pas de leur porte pour les éduquer à se comporter de manière plus « écoresponsable ».
Ces politiques blâment les locataires pour leur supposée mauvaise gestion des ordures, sans prendre en compte les causes structurelles de leur accumulation. En les dépeignant comme incivils, sales ou ignorants, elles contribuent à invisibiliser la souffrance des habitants et à les désigner comme responsables, plutôt que comme victimes.
Vous utilisez l’expression « contrôle social écologisé ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Le contrôle social est une notion classique en sociologie pour analyser les relations entre les institutions et les classes populaires. Dans le cas présent, les politiques environnementales s’appuient sur la légitimité de l’écologie pour essayer d’imposer des normes et des comportements aux locataires des résidences HLM. Ce contrôle social, exercé au nom de l’écologie, dépolitise la question des déchets en en faisant une affaire individuelle, alors qu’il s’agit d’un problème collectif et structurel.
Ces politiques ont-elles des effets sur les relations entre locataires ?
Oui, elles exacerbent les tensions de voisinage. Certains locataires, notamment des retraités blancs, s’appuient sur les discours institutionnels pour se distinguer d’autres fractions du voisinage. Ils reprennent à leur compte les accusations d’incivilité pour cibler plus spécifiquement les jeunes et les familles issues de l’immigration postcoloniale de ne pas savoir gérer leurs déchets, avec des jugements parfois explicitement racistes. Cela nourrit des conflits au sein des résidences, en renforçant les divisions ethno-raciales et générationnelles.
Comment mieux reconnaitre cette situation comme une injustice environnementale ?
Il faudrait aider les locataires à politiser cette question en réalisant et en démontrant qu’ils ne sont pas les premiers responsables, mais que cette situation découle de choix institutionnels et sociaux. Ils devraient pouvoir exiger un nettoyage adapté à leur densité de population et faire valoir leur droit collectif à vivre dans un environnement sain. Cela nécessite aussi de déconstruire les représentations disqualifiantes qui pèsent sur ces quartiers.
Voyez-vous des mobilisations ou des initiatives locales qui contestent ces politiques ?
Mon enquête, réalisée au cours de la décennie 2010, n’a pas observé de contestations collectives. Là où j’ai enquêté, les amicales de locataires soutenaient souvent les politiques de responsabilisation, car elles étaient perçues comme un moyen d’améliorer le quartier par des personnes qui cherchaient à se distinguer du reste du voisinage. Cependant, dans les années 2020, des mouvements ont émergé, portés par des figures comme [la politologue, essayiste et militante] Fatima Ouassak ou des collectifs autour de l’écologie populaire. Ces initiatives proposent une alternative à l’écologie institutionnelle et attirent de plus en plus d’attention, notamment sur ces sujets.
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Quel enseignement plus large tirez-vous de cette étude ?
Elle montre comment les inégalités sociales influencent notre manière de percevoir et de gérer les dégradations environnementales. Les groupes populaires et minorisés subissent non seulement davantage ces dégradations, mais leurs souffrances ne sont pas reconnues comme des injustices et donnent même lieu à des politiques qui les discréditent symboliquement. Cela souligne la nécessité de repenser les politiques écologiques pour qu’elles soient inclusives et justes.
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