Lycée agricole Le Robillard, Saint-Pierre-en-Auge (Calvados), reportage
Assis face caméra dans une petite salle jouxtant l’auditorium, Thomas, sweat à capuche beige et long cheveux noirs attachés en queue de cheval, réfléchit. Le lycéen, en seconde générale et technologie au lycée agricole Le Robillard à Saint-Pierre-en-Auge (Calvados), vient d’expliquer qu’il aimerait reprendre la ferme de son père — un élevage de 4 400 poulets Label rouge et de 110 bovins.
« Je pense qu’il existe une forme de collaboration entre l’Homme et les animaux, dit-il enfin, nimbé de la pâle lumière de décembre qui coule du puits de jour. Quand on change les bœufs et les taurillons de case ou de champ, ils nous écoutent. »
Son camarade Tim, qui se destine à reprendre avec son frère l’exploitation en polyculture-élevage de ses parents, hésite lui aussi. « Je pense que l’animal est soumis à l’Homme, parce qu’il sait qu’il ne peut pas faire autrement. Pourtant, les animaux sont plus forts que nous. Ils nous dirigent facilement. Si on leur demande de faire quelque chose et qu’ils ne sont pas d’accord, on le voit tout de suite. »

Les lycéens ont détaillé face à la caméra leur rapport aux animaux d’élevage. Leurs témoignages servent ensuite à la construction du spectacle.
© Julien Helaine / Reporterre
De l’autre côté de l’écran, menton posé sur le poing et frange rousse en bataille, Aurore Fattier écoute ces futurs éleveurs avec intensité. Cela fait une semaine que la metteuse en scène et son équipe sont en résidence au Robillard, pour la préparation du deuxième épisode de leur spectacle, Paysages avec traces, produit par la Comédie de Caen.
« Créer un spectacle accessible aux enfants »
Objectif : documenter au plus près les relations que les jeunes Normands entretiennent avec les animaux qu’ils côtoient. Avant cela, la petite troupe a déjà posé ses sacs dans les lycées agricoles de Thury-Harcourt et de La Cambe. L’artiste a développé au cours de ces séjours une pratique d’entretiens et d’ateliers, déjà mise en œuvre dans le premier épisode consacré au pistage des animaux sauvages créé en février et mars 2024 dans le Grand Est.
« Auparavant, j’avais toujours fait des spectacles dans des théâtres, donc des boîtes noires complètement coupées du monde, raconte-t-elle. C’est Chloé Dabert, la directrice du Centre dramatique national de Reims où j’ai été artiste associée, qui m’a proposé de faire un projet en itinérance. Je ne me voyais pas débarquer dans des bleds avec un sujet déconnecté de la vie concrète des gens en ruralité. »
« Je voulais aussi créer un spectacle accessible aux enfants. C’est comme ça que je me suis dit qu’il serait intéressant de faire parler les habitants de leurs relations aux animaux. »

« Je ne me voyais pas débarquer dans des bleds avec un sujet déconnecté de la vie concrète des gens en ruralité », raconte Aurore Fattier.
© Julien Helaine / Reporterre
Dans la pièce finale, ces témoignages viendront dialoguer avec un corpus de textes philosophiques, pour certains destinés aux enfants, sur ce qui nous lie aux non-humains : Et si les animaux écrivaient (Bayard, 2022) de Vinciane Despret, Pister les créatures fabuleuses de Baptiste Morizot (Bayard, 2019), Apprendre à voir (Actes Sud, 2021) d’Estelle Zhong Mengal… De quoi formuler de manière explicite et radicale toute la complexité de cette relation.
D’ailleurs, ça s’écharpe du côté de la scène de l’auditorium. Perruques sur la tête, les comédiennes Roxane Coursault, Juliette Lamour et Charlaine Nezan répètent devant une poignée d’élèves un débat entre la sociologue défenseuse de l’élevage paysan Jocelyne Porcher et la philosophe animaliste et végane Corinne Pelluchon, modéré par la philosophe Vinciane Despret.
« Qui es-tu, toi, pour faire couler le sang des bêtes ? »
« J’ai passé un moment heureux à vivre avec les animaux, raconte la première, en évoquant son remplacement dans un élevage de chèvres. C’est difficile à exprimer parce que c’est quelque chose de corporel, d’incorporé, d’affectif : les animaux le matin, les odeurs dans la bergerie, le toucher… Ça m’a happée. C’est ce que je défends dans l’élevage. »
« La question est abyssale, elle ressemble à un vertige : qui es-tu, toi, pour faire couler le sang des bêtes ? Il n’est pas possible de créer un lien de maître à élève quand l’un des deux va se faire égorger », lui rétorque la seconde.
Le propos est explosif dans un établissement où la plupart des élèves sont fils et filles d’éleveurs et se destinent eux-mêmes à l’élevage. Pas question pour autant de se montrer violent ou moralisateur, insiste Aurore Fattier : « Le début du spectacle est consacré à l’habitat des animaux, inspiré du très beau texte de Vinciane Despret, Le Chez-soi des animaux (Actes Sud, 2017). C’est un spectacle tout public. Je voulais donc qu’il soit très tendre et que les questions restent ouvertes, qu’elles soient lancées sans que personne ne se sente agressé. Surtout qu’il va être essentiellement joué dans des lycées agricoles. »

Les comédiens mettent en scène des affrontements ardus entre différentes positions sur la viande, tout en cherchant à ne pas se montrer violents ou moralisateurs.
© Julien Helaine / Reporterre
Pour les enseignants, cette résidence permet d’aborder les questions éthiques qui entourent l’élevage. Corinne Montpellier enseigne la philosophie aux terminales : « C’est l’occasion de croiser cette discipline avec la zootechnie et d’amener les élèves à réfléchir sur le sens de produire dans la finalité de manger ce qu’on produit, ou sur les services que se rendent mutuellement les hommes et les animaux. »
« Nos élèves se trouvent coincés dans un paradoxe »
« Ces questions sont au cœur de nos pratiques pédagogiques, poursuit l’enseignante, car nos élèves se trouvent coincés dans un paradoxe : se confronter à la mort des animaux, alors qu’ils sont dans une relation très sensible avec eux et avec la nature en général. »

« C’est l’occasion d’amener les élèves à réfléchir sur le sens de produire dans la finalité de manger ce qu’on produit, ou sur les services que se rendent mutuellement les hommes et les animaux », note la professeure de philosophie de ces jeunes.
© Julien Helaine / Reporterre
Le théâtre permet d’aller plus loin dans la réflexion, en la menant de manière différente. Arthur Verret, collaborateur artistique d’Aurore Fattier, et les trois comédiennes ont ainsi animé des ateliers où les élèves étaient invités à se mettre dans la peau d’animaux d’élevage, dans la lignée de l’expérience « Dans la peau d’une vache » (France Culture, janvier 2021) menée auprès d’éleveurs par l’autrice de documentaires sonores Christiane Dampne.
« Quand on pose les questions en frontalité et dans un cadre scolaire, les élèves ont tendance à apporter des réponses un peu bateau. Là, nous sommes entrés dans l’imaginaire de ces jeunes et de ce qu’ils imaginent être l’intimité d’une vache — brouter, vêler, avec toutes les sensations. C’est hyper beau », s’enthousiasme Aurore Fattier.

« Nous sommes entrés dans l’imaginaire de ces jeunes et de ce qu’ils imaginent être l’intimité d’une vache », se réjouit la metteuse en scène.
© Julien Helaine / Reporterre
Il reste néanmoins difficile pour les élèves d’aborder ce problème éthique. « Il y a quand même beaucoup de vaches qui sont proches de nous. Je me souviens d’un petit veau qui venait me voir dès que je rentrais dans le bâtiment et qui me suivait partout, raconte Chloé, en seconde générale et technologie, issue d’une famille d’agriculteurs et qui voudrait devenir agricultrice en polyculture-élevage.
« Les vaches sont remplacées par d’autres et on passe à autre chose »
« Ça fait forcément réfléchir de voir partir des animaux avec qui on a une bonne relation, dit la jeune femme. Mais il ne faut pas forcément y penser parce que ce sont les conditions de l’élevage. Et puis on est habitué, les vaches sont remplacées par d’autres et on passe à autre chose. Il faut vivre le moment présent. »
Même pudeur chez Thomas : « Le soir, quand j’arrive pour donner à manger aux taurillons, ils sont déjà là à m’attendre. Leur départ, j’y pense mais c’est comme ça, c’est la vie. » La pièce de théâtre ? « C’est intéressant, ça amène à la réflexion. Mais c’est compliqué comme question », lâche Chloé.

« Le soir, quand j’arrive pour donner à manger aux taurillons, ils sont déjà là à m’attendre. Leur départ, j’y pense mais c’est comme ça, c’est la vie », dit Thomas.
© Julien Helaine / Reporterre
« C’est comme s’il y avait une grande dichotomie entre une hypersensibilité aux animaux assortie d’une forme de misanthropie — on a entendu une élève dire qu’elle comprenait mieux et s’entendait mieux avec les animaux qu’avec les humains — et une occultation complète des débats sur la mort, la viande, le végétarisme, alors que ces animaux sont élevés pour être tués. C’est une forme d’impensé », observe Aurore Fattier.
Son spectacle, dont la Première aura lieu le 28 mars à 20 h 30 à Noues de Sienne (Calvados) et tournera jusqu’à fin juin dans le département, contribuera peut-être à éclairer ce paradoxe.
Notre reportage en images :