Le réel n’est plus – Réseau International


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par Jose Marti

«L’avènement du virtuel est lui-même notre apocalypse». ~ Jean Baudrillard, «Le paroxyste indifférent», 1997

Un peuple qui s’avachit, entre dans l’empathie, ce n’est pas chose nouvelle. Le phénomène est décrit au IVème siècle, dans la chute de Rome (Panem et circenses), dénoncé par Périclès (un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile) huit siècles auparavant, repris par George Orwell dans «1984».

Et au demeurant, la révolte, le renversement, la révolution, le changement, n’ont jamais été que l’initiative d’une minorité agissante. La majorité contemple. Typiquement, il se dit que les grands événements résultent d’une action organisée par 10% de la population environ.

La disparition de la réalité : le réel est mort, seule son image continue d’exister

La nouveauté de notre temps, c’est que ladite minorité agissante n’existe plus en tant que telle. Elle s’est elle-même séparée en deux blocs. D’une part, une minorité agissante pseudo-réelle, ou compagnie de cirque réelle, qui réalise des animations pour épater la galerie. Et d’autre part, une minorité agissante virtuelle, ou appendice de la majorité avachie, qui contemple le spectacle derrière un écran, commente l’événement, et le relaye à son réseau.

Je vais prendre ici un exemple particulièrement frappant du phénomène.

J’invite le lecteur à prendre connaissance de cette vidéo.

On y assiste à l’organisation d’un spectacle, monté par 1150 figurants, comportant 150 agriculteurs désespérés (permettez-moi de préciser que leur désespoir est évidemment réel, et que la cause qu’ils portent est la plus juste et la plus noble) et 1000 gendarmes équipés d’hélicoptères, d’engins lourds, etc.

Ce qui est marquant dans cet épisode est, pour commencer, l’extrême déséquilibre entre le nombre d’acteurs (150 «pauvres gars» qui ne «sont rien» ou qui dans peu de temps ne seront plus rien), et la puissance de l’enjeu : rien de moins que l’autonomie alimentaire de notre pays. Chacun sait qu’avec une si faible mobilisation, ils n’ont aucune chance de mener une action qui débouche sur quoi que ce soit. Au demeurant, ils ne sont pas venus changer les choses (ils le disent eux-mêmes), ils sont venus «discuter», «demander».

Aucun des acteurs (que ce soit sur le plateau de l’émission, ou sur la mise en scène en plein champ) concerné n’analyse ce déséquilibre total, cette absence de mobilisation. Mais la présentatrice se félicite et s’enchante en revanche à plusieurs reprises du grand nombre de spectateurs sur la vidéo. Les agriculteurs acteurs jouent totalement ce jeu : avec candeur, ils exposent par eux-mêmes le fait que la mise en scène à laquelle nous allons assister est chronométrée selon la disponibilité en «live» de telle ou telle chaîne d’information.

Bien évidemment, je n’essaie pas ici de dire de mal ni de ces agriculteurs, ni de ce média ; et je prends cette vidéo précise en exemple parce qu’elle a fait éclater à mes yeux, directement, la pertinence des écrits de Jean Baudrillard : l’image a totalement tué le réel. Ce sont jusqu’aux personnes que l’on présente comme agissantes qui ne sont absolument plus dans l’action, mais dans l’organisation d’un spectacle : on les voit de manière explicite, assumée, et décrite par eux-mêmes, organiser le contournement d’un barrage de gendarmerie, en sachant fort bien qu’ils seront de nouveau bloqués 100 mètres plus loin. La raison pour laquelle ils agissent ainsi, c’est la présence des caméras qu’ils ont eux-mêmes en main.

[Ajout en date du 12 janvier 2025 : j’en prends un autre exemple avec cette vidéo, titrée «Les paysans montent sur Paris !», cependant que les paysans ne montent pas sur Paris… et établissant pour objectif concret… que la vidéo atteigne les 300 000 vues, ce qui sera possiblement le cas, ce n’est pas le problème – Ici encore, il ne s’agit pas de conspuer les acteurs de cette vidéo, qui sont des personnes de valeur. Je mets le doigt sur ce phénomène de déconnexion du réel].

La citation de Baudrillard que je me suis permis de reproduire en tête du présent article éclate de vérité, et cette vérité est cruelle. Allez lire un ouvrage de cet auteur, et vous ne manquerez pas d’être frappé par ce phénomène.

Les opposants à la classe politique, au système ou à l’establishment me rejoindront sur une idée : on reproche aujourd’hui (et depuis des dizaines d’années) à nos dirigeants d’être des guignols qui font de la figuration alors que le vrai pouvoir se trouve ailleurs : à Bruxelles, à Francfort, à Washington, à Davos, etc.

La «nouveauté», c’est que la minorité agissante créatrice de changement est elle-même devenue une troupe de guignols, relevant de la même figuration. Je m’inclus évidemment dans ce constat. Je ne vaux pas mieux, spectateur que j’ai été de cette vidéo, que les acteurs que je dénonce ; mon propre comportement s’inscrit dans le même jeu de dupes.

J’ai pris cette vidéo de Tocsin pour exemple, qui me paraît flagrante, mais on retrouve bien sûr ce phénomène partout dans la sphère desdits «médias alternatifs». Je peux facilement citer un autre exemple : André Bercoff, dans sa célèbre émission de Sud Radio, n’a de cesse que de qualifier ses auditeurs de résistants. Il s’agit exactement du même phénomène.

Les dirigeants font semblant de diriger, les opposants font semblant de s’opposer, les résistants font semblant de résister, s’imaginent en train de résister, plus personne ne fait plus rien de réel.

Le virtuel poussé à son paroxysme

Cette disparition de la réalité s’inscrit sur le temps long, ou à tout le moins le temps moyen (Voir ce que le point, par exemple, disait déjà de Nicolas Sarkozy en juin 2015), mais elle est aujourd’hui totalement consommée dans la vie politique de la France.

Le gouvernement français n’existe plus que pour appliquer les décisions prises par Bruxelles, et cela fait déjà des dizaines d’années qu’il en est ainsi. Mais, l’accélération récente du temps a mis en lumière un phénomène qui me semble encore plus extrême et préoccupant : le gouvernement français, et l’ensemble de la vie politique française, n’existent plus que dans l’esprit psychotique de l’actuel locataire de l’Élysée. Vouloir «discuter», «négocier» avec des ministres de ce gouvernement, ou bien leur «demander» quoi que ce soit, c’est devenir soi-même un personnage vivant dans un esprit dérangé. C’est cet esprit dérangé qui incarne aujourd’hui la virtualité de l’image si bien décrite par Jean Baudrillard. Voyez ou revoyez donc le film «Identity».

«La Constitution qui nous régit n’a rien à envier à celle de nos voisins. Loin d’imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple. Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d’une minorité, on lui donne le nom de démocratie. Mais si, en ce qui concerne le règlement de nos différents particuliers, nous sommes égaux devant la loi, c’est en fonction du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés par leur mérite plutôt qu’à tour de rôle. D’un autre côté, quand un homme sans fortune peut rendre quelque service à l’État, l’obscurité de sa condition ne constitue pas pour lui un obstacle. (…) Ceux qui participent au gouvernement de la cité peuvent s’occuper aussi de leurs affaires privées et ceux que leurs occupations professionnelles absorbent peuvent se tenir fort bien au courant des affaires publiques. Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote, ou même en présentant à propos nos suggestions». ~ Discours de Périclès, 430 avant Jésus-Christ

Il est facile de se lamenter du fait que 20% environ de l’électorat s’obstine à continuer de voter pour l’extrême centre, du fait que la majorité de la population reste inconsciente volontairement vis-à-vis de divers faits extrêmement graves concernant notre société et notre classe politique, ou de tout autre constat déplorable concernant tel ou tel fraction de notre société. Je pense que le premier travail que nous devons faire est un travail sur nous-mêmes : à commencer par une simple question pourquoi ces manifestants n’étaient-ils que 150 ?!

source : Le Saker Francophone



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