Salomé Saqué est journaliste pour le média Blast. Elle a écrit Sois jeune et tais-toi (2023) et Résister (2024) aux éditions Payot, un essai pédagogique sur les raisons et les moyens de s’opposer à l’extrême droite.
Lisez ce grand entretien ci-dessous, ou écoutez-le sur une plateforme d’écoute de votre choix. Vous pouvez aussi voir l’entretien en video :
Reporterre — Comment interprétez-vous le bras tendu d’Elon Musk le jour de l’investiture de Donald Trump ?
Salomé Saqué — C’est un salut nazi. Ce geste véhicule l’imaginaire nazi. Au quotidien, il serait impossible à faire parce que tout le monde a intégré le fait qu’il était associé à Adolf Hitler. Elon Musk s’en est expliqué sur son réseau social X et il n’a pas nié que c’était un geste nazi. Il s’est contenté de faire une blague sur le fait que tout le monde pouvait être assimilé à Hitler de nos jours, pour « n’importe quoi ».
Elon Musk est-il fasciste ?
Elon Musk et tout le mouvement qui arrive au pouvoir aux États-Unis est fasciste, oui. Cette lecture est celle d’historiens qui s’appuient sur différents critères pour le justifier. Comme ceux définis par Umberto Eco dans Reconnaître le fascisme : l’autoritarisme, la stigmatisation des intellectuels, tous les dénis de démocratie… Tout ce qui correspond au discours d’Elon Musk.
L’emploi du terme de fascisme a pour but de provoquer un effet sonnette d’alarme. Nous vivons un moment de bascule et nous sommes en train de sortir de la démocratie. Le jour de l’investiture de Donald Trump en 2025 marque le début d’une nouvelle ère dans laquelle les démocraties occidentales sont attaquées. Et le geste d’Elon Musk est une manière de l’assumer.
C’est terrifiant de voir à quel point de nombreux médias et beaucoup de personnes ont rechigné à qualifier ce geste pour ce qu’il est et à s’inquiéter que l’homme le plus riche et un des plus puissants du monde puisse faire deux saluts nazis en direct lors d’un des moments les plus retransmis et les plus regardés de l’actualité.
De plus en plus d’historiens et de spécialistes établissent des parallèles entre notre période et celle du fascisme des années 1930. Johann Chapoutot, un historien français spécialiste du nazisme, explique qu’il y a des similitudes frappantes avec les années 1930. Michaël Fœssel également. Ce qui m’a permis de qualifier le trumpisme de fascisme, c’est lorsque l’historien Robert Paxton, un des spécialistes de l’histoire de la France de Vichy, qui refusait il y a encore quelques années de qualifier Donald Trump de fasciste, a passé le pas.
Puis, tout un chacun peut remarquer que Donald Trump et d’autres régimes ou partis d’extrême droite à travers le monde promeuvent une hiérarchie des humains, pas forcément une hiérarchie assumée des races, mais une hiérarchie des civilisations et des origines.
Reporterre — Vous parlez de bascule. Lorsqu’on bascule, on tombe sans possibilité de se rétablir. À quoi vous attendez-vous avec ces dirigeants d’extrême droite ?
Je ne m’attends plus à rien tant je suis estomaquée par ce qui se passe. Quand j’ai réalisé avec ma collègue Paloma Moritz une émission sur le trumpisme et sur la forme qu’il pourrait prendre, nous n’imaginions pas que Trump assumerait de pouvoir annexer le Groenland, le Canada ou le canal de Panama. C’était inenvisageable, et pourtant il nous a pris de court. Il y a cet effet de sidération parce que cela va à l’encontre de tout ce que nous avons pu connaître ces soixante-dix dernières années dans le monde occidental.
Je n’aurais pas imaginé qu’on puisse faire deux saluts nazis sans en nier l’origine, ni que Mark Zuckerberg s’allie à Donald Trump avec autant d’assurance. C’est en ce sens que nous avons déjà basculé dans autre chose.
« Donald Trump n’a quasiment plus de contre-pouvoirs »
Un autre élément qui me fait parler de bascule est le fait que Donald Trump n’ait quasiment plus de contre-pouvoirs. Il a la Cour suprême, le Congrès, le Sénat. Donc aujourd’hui, le président des États-Unis est un homme qui tient des propos racistes, masculinistes, transphobes, qui promeut des discriminations, qui est instable dans sa manière de diriger, qui a un sentiment de toute puissance et les pleins pouvoirs avec lui. Cela fait très peur.
Quelles conséquences une politique d’extrême droite aurait-elle sur la vie des femmes ?
C’est très difficile à prédire, mais ce type de politique va toujours dans le sens du recul des droits des femmes. Aux États-Unis, c’est passé par la suppression du droit à l’avortement.
C’est aussi un recul dans la perception collective qu’on a des femmes dans la lutte contre le sexisme. Par exemple, Mark Zuckerberg ne veut plus de politiques d’égalité dans ses entreprises. Il a aussi dit récemment qu’il fallait rétablir plus d’agressivité, plus d’énergie masculine dans les entreprises. Ce qui se passe pour l’instant aux États-Unis peut aussi arriver en Europe.
L’enjeu de l’information comme bien public est crucial, alors que de plus en plus de milliardaires détiennent un grand nombre de médias. Que faire dans cette situation ?
Il y a quelques années, si on nous avait raconté qu’il existerait une telle concentration des réseaux sociaux et qu’ils deviendraient des médias d’extrême droite, nous n’y aurions pas cru. Encore une fois, cela montre à quel point nous avons basculé en très peu de temps. J’ai écrit Résister parce que beaucoup de gens ne mesurent plus ce glissement. Nous nous sommes habitués à une nouvelle normalité qui est celle de la brutalité, de la promotion des discriminations, des discours violents. Nous n’en étions pas là il y a cinq ans et nous pouvons revenir en arrière. Mais plus le temps passe, plus ce sera compliqué.
La politique de Trump va heurter les minorités et les femmes, une partie immense de la société. En réalité, les Américains sont majoritairement perdants. En France, c’est la même chose. De manière générale, c’est le cas avec toutes les politiques néolibérales. Il peut toujours y avoir des retournements et je garde espoir que le nombre fasse force.
La diffusion de l’information, qui est mon combat, fait partie de la solution. Ce n’est évidemment pas la seule réponse. La solution reste collective et ne doit surtout pas dépendre d’une seule personne. Nous avons besoin de toutes les propositions possibles. Je parle souvent d’endroits où faire collectif, où retisser du lien humain, parce que c’est une force d’avoir des réseaux qui ne dépendent pas des réseaux sociaux.
« Je garde espoir que le nombre fasse force »
À une des rencontres que j’ai faites, une personne est venue me voir pour me dire que ces espaces étaient possibles dans les conseils de parents d’élèves. N’ayant pas d’enfant, ça ne m’aurait jamais traversé l’esprit que ça puisse être un endroit de résistance. En fait, beaucoup de choses peuvent se développer. Ce qui est indispensable aujourd’hui, c’est de ne surtout pas se laisser abattre. Nous avons une capacité d’action en France, nous ne sommes pas encore dans le fascisme, malgré les atteintes à la démocratie. Nous pouvons éviter de basculer dans un trumpisme à la française.
Pourquoi la joie est-elle une forme de résistance ?
Par le passé, j’ai eu tendance à ne pas me laisser de moments de légèreté. Les sujets que je traitais étaient tellement graves que je trouvais indécent d’avoir des moments où on était joyeux. Ça a eu des répercussions, notamment sur ma santé et sur ma capacité à travailler, et donc à mener l’engagement qui est le mien, c’est-à-dire la diffusion de l’information. Vu la gravité de la situation, être tout le temps dans quelque chose de dur ne peut pas fonctionner, et ce quelle que soit la manière de mener des combats ou des résistances.
C’est même une question stratégique. Avoir des moments de joie, de communion, d’amour avec des amis, avec sa famille, est une manière de se rappeler ce qu’on veut défendre et les raisons de notre combat et de notre engagement.
Comment fait-on grandir la joie dans la société ?
Il faut d’abord offrir de meilleures conditions de vie aux gens. La santé mentale est très liée à sa situation sociale. Quand on est très pauvre, on a plus difficilement accès à la santé mentale, la vie est plus difficile, les risques de dépression, d’anxiété sont plus nombreux. Des mesures structurelles pourraient être mises en place pour lutter contre les inégalités et les discriminations, puisque les personnes qui en sont victimes sont celles pour qui c’est le plus difficile d’atteindre un état de bien-être.
Il y a un aspect très politique à la santé mentale, à la joie et à la manière dont la joie est produite. Celle-ci peut émaner du collectif, notamment quand il s’agit de défendre des valeurs et des idéaux. L’anarchiste russe Emma Goldman a dit : « Une révolution où on ne danse pas, ce n’est pas ma révolution. » Elle rappelle, sans être naïf ou tomber dans un déni de la gravité de la situation, le droit d’éprouver de la joie par le fait d’être ensemble.
Ce qui me produit de la joie est de constater que je ne suis pas seule à défendre ces valeurs et que d’autres personnes ont envie de résister.
Écoutez notre entretien en podcast :
À quoi ressemblerait un autre monde désirable ?
Même si cette question paraît politique, elle reste personnelle et intime. Nous avons tous des causes et des aspects de la société auxquels nous sommes plus attachés que d’autres, que nous connaissons mieux. Mais de manière très globale, c’est un monde où nous avons pris la mesure de l’urgence climatique et où on a réussi à s’organiser pour faire face à la crise écologique. Pas seulement le climat, mais aussi la perte de la biodiversité et les neuf limites planétaires.
Un monde idéal, c’est déjà un monde où on a pris la mesure de ce qui se passe. Un monde, aussi, où nous aurons réussi à désindividualiser notre société. Un des grands maux aujourd’hui est que nous sommes déconnectés d’autrui. De plus en plus de personnes souffrent de solitude, beaucoup de jeunes se sentent incompris. Ensuite, une des réponses est l’intelligence collective. Un des problèmes actuels est le retour de rapports de domination de plus en plus violents, alors qu’on avait essayé de les atténuer, d’en prendre conscience.
« Un des grands maux aujourd’hui est que nous sommes déconnectés d’autrui »
J’aimerais aussi recommander un livre, Les Routes de la liberté, écrit par Joseph Stiglitz : il essaie d’imaginer d’autres modèles économiques et il pose la question du bien-être. Ce livre redéfinit la liberté et prend le contrepied de la définition d’Elon Musk, des libertariens et des libéraux. Pour eux, la liberté, c’est pouvoir dire ce qu’on veut, quand on veut, c’est faire ce qu’on veut, pouvoir monter des entreprises qui détruisent la planète, avoir des monopoles qui conduisent des personnes aux États-Unis à ne plus pouvoir se soigner.
Joseph Stiglitz, lui, propose une définition de la liberté comme celle d’avoir accès à de la nourriture saine. La liberté de respirer un air pur. La liberté de ne pas être agressé. La liberté de pouvoir développer au maximum son plein potentiel. La liberté d’accéder à la joie. Aujourd’hui, c’est tout cela dont nous sommes privés. Je rêve d’un monde où nous aurons plus de libertés, selon cette définition.
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Résister, de Salomé Saqué, aux éditions Payot & Rivages, octobre 2024, 144 pages, 5 euros. |