Mémoire du plan « Condor », par Nils Sabin (Le Monde diplomatique, février 2025)


Amérique du Sud, début des années 1970. Les démocraties se comptent sur les doigts d’une main. Pour échapper à la répression des régimes militaires qui s’installent progressivement d’un pays à l’autre (seuls la Colombie et le Venezuela resteront dirigés par des pouvoirs civils au cours de cette décennie), nombreux sont ceux qui gagnent le Mexique, le Chili de Salvador Allende ou l’Argentine, qui voit le retour de Juan Perón. Ces deux derniers pays basculeront bientôt. Des réseaux militants issus de tous les pays sud-américains s’y organisent pour continuer leurs activités politiques depuis l’étranger et alerter sur les crimes commis par les dictatures.

Face au poids croissant de cette militance en exil, les gouvernements militaires vont mettre en place une « répression transnationale » coordonnée visant, à l’échelle sud-américaine, à capturer, à détenir clandestinement, à torturer et le plus souvent à rapatrier dans leur pays d’origine les militants accusés de subversion. Dans Le Plan Condor en procès, Francesca Lessa documente, avec l’appui des sources les plus récentes, la mise en place progressive de cette répression régionale (1).

Ces coopérations sécuritaires bilatérales puis multilatérales atteignent leur paroxysme entre 1976 et 1979, lors de la mise en place formelle du plan « Condor ». Bases de données communes, moyens de communication cryptés, policiers ou militaires envoyés à l’étranger pour y torturer leurs compatriotes exilés, tous ces éléments créent « une zone de terreur et d’impunité sans frontières sur le continent », qui jouit du soutien de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA). L’Uruguay, l’Argentine et le Chili, devenus des dictatures, seront les membres les plus enthousiastes de cette alliance.

Lessa, professeure associée à l’University College de Londres et présidente honoraire de l’observatoire Luz-Ibarburu des droits humains en Uruguay, montre comment le plan « Condor » constitue un jalon historique de cette transnationalisation de la violence d’État, qui suscitera ensuite l’internationalisation de la justice. Ainsi, en 1986, des hauts gradés uruguayens sont mis en cause par la justice argentine. En 2016, c’est l’Italie qui ouvre un « procès Condor » pour juger des civils et militaires chiliens, uruguayens, boliviens et péruviens accusés de crimes contre des citoyens sud-américains également détenteurs de la nationalité italienne. Ce qui donnera lieu, en 2017, à la première sentence d’un tribunal européen concernant l’opération sud-américaine.

Le film Traslados (Transferts), réalisé par l’Argentin Nicolás Gil Lavedra, fils de l’un des juges du procès de la junte argentine de 1985, est centré sur les « vols de la mort », sans doute quintessence du terrorisme d’État argentin (2).

Les opposants, arrêtés clandestinement, étaient jetés, vivants et drogués, d’un avion au large des côtes du Río de la Plata. À travers les témoignages d’ex-séquestrés, de militants des droits humains ou encore de juges, Traslados restitue, sous forme de docu-fiction, la « lutte collective » pour retrouver ces disparus dont le nombre exact reste encore inconnu. Et la recherche de la vérité, indices, preuves récoltées patiemment grâce à la « détermination opiniâtre et implacable des personnes en quête de justice », prend la forme d’« un immense casse-tête aux milliers de pièces ».

Dans les années 1990, voire 2000, régna une impunité imposée par des lois négociées entre militaires et forces politiques civiles dans le cadre des « transitions démocratiques » au sortir des dictatures. Une mise en lumière, par Lessa et Lavedra, de l’apparition de stratégies qui ont « ouvert des brèches » particulièrement précieuses.



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