comment l’agriculture productiviste bataille pour les détruire


Marais asséchés, prairies labourées, tourbières retournées : un carnage se profile silencieusement dans nos zones humides. Le fruit d’une bataille menée depuis quelques années par la FNSEA. Avec un objectif, faire disparaître des radars réglementaires une grande partie de ces terres d’eau, pourtant essentielles face aux sécheresses et aux inondations.

Pour le syndicat agricole majoritaire, l’affaire est simple : oui aux zones humides, tant qu’elles n’empiète pas sur la productivité. Dans sa contribution au Plan national d’adaptation au changement climatique, l’organisation résumait ainsi son programme : il s’agit de « se concentrer sur les zones humides avec des enjeux écosystémiques forts ». Sous-entendu : d’accord pour protéger la Camargue, mais pas n’importe quel marigot !

« Pour la FNSEA, la zone humide est une contrainte, regrette Alexis Guilpart, de France Nature Environnement. On ne peut pas drainer, remblayer, retourner, labourer comme on veut. » Malgré leur rôle essentiel d’éponge — retenant les grosses averses et restituant l’eau lors de périodes plus sèches — les marais sont devenus des boucs émissaires du ras-le-bol agricole. Le syndicat majoritaire a ainsi mené un lobbying intense afin d’amoindrir leur protection. Récit d’une offensive en trois actes.

« Pour la FNSEA, la zone humide est une contrainte »

Première demande du monde agricole : la création de retenues d’eau en lieu et place des zones marécageuses. Transformer une mare en bassine, pourquoi pas ? Sauf que ces milieux fragiles abrite une biodiversité et remplissent des fonctions écologiques particulières qui sont mises à mal dès lors qu’on les change en stockage agricole.

Des mares transformées en bassines agricoles

En dépit des alertes scientifiques — et des quelque 85 % d’avis négatifs lors de la consultation publique — le gouvernement a adopté en juillet dernier un arrêté permettant la construction de retenues sur de petites zones humides, inférieures à un hectare. « Une aberration totale », pour Arnaud Clugery, porte-parole d’Eau et rivières de Bretagne.

Le 30 janvier, l’association, aux côtés de France nature environnement, annonçait saisir le Conseil d’État pour faire annuler la décision gouvernementale. Dans la région du Ponant, près 10 992 hectares auraient ainsi déjà été dégradées pour installer des plans d’eau.

Deuxième attaque, via la politique agricole commune. Celle-ci prévoit de conditionner certaines aides européennes au respect de règles agroécologiques. En particulier, la « BCAE 2 » — pour bonne condition agricole et environnementale — interdit à l’agriculteur de drainer ou de combler une zone humide présente sur sa ferme.


Ruisseau dans une prairie humide, près de la tourbière de l’Ambyme à Servance (70).
Francis Muller / Pôle-relai tourbières

Comment savoir si le terrain spongieux au fond de sa parcelle est bien une zone humide ? Pour sortir de ce bourbier, l’État devait fournir une cartographie des milieux concernés. Un « sujet brûlant », s’alarmait le patron de la FNSEA, Arnaud Rousseau, en janvier 2024. Sa crainte ? Que les services gouvernementaux ne dressent un état des lieux trop exhaustif à son goût.

Des zones humides sur 6 % de la France

C’est que depuis quelques années, des agents de l’État et des collectivités, avec l’appui de chercheurs, se sont attachés à identifier ces biotopes si précieux. Un travail de fourmi, toujours en cours : « 64 % de l’Hexagone est désormais couvert avec des inventaires, précise Guillaume Gayet, de l’Office français de la biodiversité. Et ceux-ci ont permis d’identifier des zones humides sur 6 % du territoire. »

La logique aurait voulu que l’exécutif se base sur ce patient travail de terrain pour déterminer les zones BCAE 2. Mais 6 % du territoire, c’était bien trop pour le syndicat agricole ! « La FNSEA a exercé une très forte pression pour que le référentiel retenu soit très moins-disant », résume Alexis Guilpart. In fine, en juillet dernier, le gouvernement a opté pour une cartographie fondée sur… les sites Ramsar.

Kézako ? « Ramsar est une convention internationale de préservation des zones humides, précise Bastien Coïc, directeur de l’association française du même nom. En France, c’est avant tout un label qui reconnaît la bonne protection et gestion d’un site. » Une appellation importante donc, mais loin de couvrir l’ensemble des milieux humides hexagonaux. « 55 sites sont actuellement labellisés, comme la Camargue, le Marais poitevin, ou les étangs de la Champagne humide », poursuit l’expert. Soit 0,75 % de la surface agricole utile.


Une araignée (épeire carrée) à la tourbière de Goudoffre en Haute-Loire. Les zones humides, une fois transformées en cultures agricoles, ne jouent plus leur rôle d’amortisseuses climatiques.
Ludivine Coincenot / Fédération des Conservatoires d’espaces naturels

Ainsi, « cette base cartographique n’est pas du tout satisfaisante, estime Jean Jalbert, directeur de la Tour du Valat, institut de recherche basé en Camargue. Elle oublie plein de zones humides pourtant très clairement caractérisées. » Dans un courrier adressé au ministère de l’Agriculture, une dizaine d’organisations dénonçaient cet été cette décision qui « mettrait à bas des décennies d’effort de préservation ». Plus de 50 % de ces espaces aqueux ont disparu en France depuis 1960, aggravant les sécheresses et inondations.

Bataille sémantique

Ce n’est pas tout. Dernière bataille en cours, et non des moindres, autour de la définition même des zones humides. La loi sur l’eau de 1992 les désigne comme des « terrains, exploités ou non, habituellement inondés ou gorgés d’eau douce, salée ou saumâtre de façon permanente ou temporaire ». Puis elle ajoute, après un point virgule : « La végétation, quand elle existe, y est dominée par des plantes hygrophiles pendant au moins une partie de l’année. »

Pendant des années, ce point virgule a été interprété comme un « ou ». Dit autrement, il y a une zone humide dès lors qu’il existe un sol plus ou moins imbibé ou bien une végétation typique de ces milieux. Une version « confirmée par les études scientifiques et la jurisprudence », précise Jean Jalbert.


La sphaigne palustre, une espèce de mousse, ici dans une tourbière de l’Ambyme à Servance en Haute-Saône.
Francis Muller / Pôle relai-tourbières

Pour certains, cette approche dite « alternative » est bien trop exigeante. Selon la proposition de loi du sénateur Vincent Louault, « les bureaux d’études et administrations engendrent de manière abusive des qualifications en zones humides », avec des conséquences en chaîne. Car là encore, qui dit milieu reconnu humide dit réglementation. Pour toute opération d’assèchement, d’imperméabilisation ou de mise en eau, une déclaration ou une autorisation environnementale peut être exigée.

Pression politique

« Compensation environnementale obligatoire pour toute construction agricole », « [remise en cause] de nombreux projets d’aménagements des collectivités » : pour le sénateur Louault, c’en est assez. Il propose donc que le fameux point virgule de la définition de 1992 soit désormais lu comme un « et ». En clair : pour qu’un terrain soit reconnu comme humide, il faudra que le sol et la végétation correspondent à cet écosystème.

« On a l’impression de se battre pour une conjonction de coordination, mais remplacer le “ou” par un “et”, ça revient à effacer beaucoup de zones humides de la carte, indique Alexis Guilpart. Il y a là un risque de régression majeure. » D’autant plus que cette redéfinition est également portée par le sénateur Laurent Duplomb dans sa proposition de loi controversée « pour lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ».


Manifestation d’agriculteurs (beaucoup de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et des Jeunes agriculteurs) sur l’autoroute A15, au nord de Paris en janvier 2024.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Quels effets pourraient avoir cette redéfinition ? « La végétation, par une action volontaire ou involontaire, peut facilement disparaître », traduit Jean Jalbert. Une tempête ou un coup de tracteur, et le (mauvais) tour est joué. Donc de nombreuses zones pourraient voir leur protection amoindrie.

Des « amortisseurs climatiques »

Guillaume Gayet a ainsi mené une comparaison des deux méthodes, à partir de quelque 5 000 relevés réalisés en limite de zone humide. Résultat, avec la nouvelle approche — celle du « et » — il a constaté une « disparation de 38 % des relevés », et « une contraction drastique des zones humides » par rapport à l’approche classique.

« À l’inverse d’une forêt, les zones humides ont des frontières peu précises, c’est un milieu mouvant, reconnaît Jean Jalbert. On peut comprendre que ce flou dans la définition soit facteur d’insécurité, mais ce n’est pas une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain. » Tous les experts soulignent ainsi l’importance de ces « amortisseurs climatiques » que sont les territoires marécageux.

Soutien au débit des rivières pendant les périodes sèches, rétention des crues, stockage de carbone, épuration des nitrates…. « Elles sont des alliées précieuses de l’agriculture, insiste Jean Jalbert. Dans les changements climatiques en cours, on a besoin de ralentir l’eau, de l’infiltrer, de limiter les crues. » Un message qu’il martèlera, ainsi que tous les défenseurs de ces milieux fragiles, le dimanche 2 février, lors des multiples rencontres prévues pour la journée mondiale des zones humides.

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