Découvrez « Le Temps d’un café », la fiction inédite de Ketty Steward pour Reporterre


Reporterre vous propose chaque premier samedi du mois une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables.

Ketty Steward se définit elle-même comme une écrivaine polymorphe : elle passe par les nouvelles, les romans, la poésie ou même des pièces radiophoniques pour raconter des histoires, donnant dans le fantastique comme dans la science-fiction. Son dernier roman, L’Évangile selon Myriam (Mnémos, 2021) a reçu le prix Rosny Aîné 2022 du meilleur roman de science-fiction francophone. Bonne lecture.


Je suppose que j’en ai eu assez de me raconter que tout allait bien et que mes petits gestes du quotidien suffisaient à m’autoriser l’insouciance de vivre presque comme avant sans devoir penser aux autres, les sacrifiés.

Ce n’est pas clair. J’avais peut-être, surtout, besoin de risques dans ma vie routinière pour mieux me sentir exister.

Toujours est-il que lorsque j’ai reçu sur mon persophone un message cryptique et crypté, au lieu de le supprimer, je l’ai consulté.

Ça disait : « Envie d’un vrai café ? »

Je venais de sortir de mon bureau pour aller me servir un stimulant. Était-ce une coïncidence ? À la machine à café, il n’y avait plus de café à proprement parler depuis longtemps, et ce, pour deux raisons.

D’abord, les activistes du DPDE avaient réussi à rendre impopulaire cette boisson. Iels avaient mené des campagnes d’information en direction des citoyennes et obtenu des sanctions contre les entreprises productrices auprès de différentes cours internationales de justice.

Décolonisons le Petit Déjeuner Européen défendait l’idée que les douceurs avec lesquelles nous aimions commencer nos journées ne seraient pas si répandues sans la poursuite de l’exploitation coloniale des pays du Sud et des travailleureuses les plus pauvres.

Café, sucre, chocolat, thé et jusqu’à la nappe de coton sur la table, portaient la marque de cette relation de domination. Alors, ces mets nous étaient devenus de plus en plus amers et coûteux.

Un autre problème s’est posé, simultanément, celui de la raréfaction des ressources. Maïs, fraises et tomates ne poussaient déjà plus que dans les fermes hydroponiques d’intérieur quand les alertes concernant le café se sont multipliées.

Les tentatives pour cultiver le café dans les territoires européens désormais réchauffés ont été un échec en raison de la météorologie changeante et de la pauvreté des sols. L’utilisation massive de pesticides, l’érosion hydrique, le déséquilibre en nutriments, la pollution par des métaux lourds avaient fortement dégradé l’état de la terre en Italie, en France, en Espagne, aux Pays-Bas…

Les crises sociales sur les lieux de production, les bouleversements climatiques et les exigences éthiques des consommateurices ont fait du breuvage noir une denrée de luxe que peu pouvaient s’offrir.

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J’allais donc à la machine à café, où il n’y avait pas de café, pour me prendre une boisson énergisante à l’épeautre torréfié et au ginseng, quand l’invitation à prendre un « vrai café » m’est parvenue.

J’ai suivi le lien qui terminait le message et suis arrivée sur une page web, vide à l’exception d’un bout de texte et d’un bouton :

« Voulez-vous continuer ? » « Oui/Non »

J’ai poursuivi, sans m’interroger sur la portée de mon choix, et ai atterri sur un agenda avec des dates sélectionnables.

J’ai comparé le planning proposé avec l’image mentale du mien et j’ai choisi un horaire convenable, ni trop près de l’heure du déjeuner ni trop tard dans la journée, car je ne voulais pas y laisser mon sommeil.

Je sens bien que vous me jugez.

Qui suit un lien inconnu et prend rendez-vous comme ça, sans savoir où, sans savoir avec quoi ? Eh bien ! Moi, et potentiellement n’importe quelle travailleureuse harassée, essorée par les heures, les journées, les semaines offertes en sacrifice au capitalisme avide de leur chair, contre logement et nourriture.

Vous n’avez pas le temps de peser le pour et le contre, pas celui d’exercer votre esprit critique et puis, l’ennui du quotidien nourrit l’envie de s’évader et d’expérimenter des sensations fortes.

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Ainsi donc, j’avais rendez-vous !

« L’adresse vous sera donnée la veille », précisait la page de confirmation.

« D’ici là, prenez soin de vous », me disait-on aussi.

J’ai repensé à la période où cette expression s’était multipliée à l’occasion d’une des premières grosses épidémies virales. Un entre-deux à mi-chemin du souci de soi et du soin, avant la Vague Solidaire de 2042, quand il n’a plus été question d’être responsable seul de sa santé physique ou mentale.

« Prenez soin de vous » avait alors été remplacé par « Prenons soin de nous », au moment où s’est organisé le soin communautaire de nous, ensemble, contre les gouvernements, dans la lignée de l’autodéfense sanitaire.

Cette petite phrase a apaisé mes inquiétudes naissantes.

Je me suis également souvenue que rien, de toute façon, ne m’obligeait à honorer ce rendez-vous improbable.

Qui que soit la personne derrière les messages, je ne lui devais rien. Mais peut-être étaient-iels plusieurs.

J’ai regardé de nouveau mon message, prenant conscience du privilège que constituait le fait de posséder un terminal personnel quand la plupart des gens se contentaient d’un Niphone par habitation collective, voire d’un simple accès à une néocabine téléphonique équipée d’une tablette marchant une fois sur deux.

**************

Le 3 décembre, veille de mon rendez-vous, j’ai reçu un nouveau message.

« Votre café vous attendra au 76, rue de la liberté à 15 heures. »

Rue de la liberté.

Il y avait des rues de la Liberté dans de nombreuses villes. J’en avais croisé ou arpenté plusieurs sans y prêter attention.

Cette fois, le mot « liberté » m’interpellait vivement.

J’allais poser une après-midi de repos pour aucune raison valable. J’avais toujours eu le droit de le faire, car mes rares journées de congé légales m’appartenaient et je pouvais en disposer sans me justifier. Seulement, des règles non dites m’enfermaient et très efficacement.

« Lorsque j’arrivai au 76, rue de la Liberté, je n’étais plus la même personne »

À quels autres endroits, manquais-je de liberté ?

Quels carcans ajoutais-je moi-même à ceux que le monde, la société, mon travail, le savoir-vivre, m’imposaient ?

**************

4 décembre, je me suis réveillée en avance et plus guillerette que jamais. Quand était la dernière fois que j’avais ressenti une telle impatience à aller au travail ?

Pendant quatre heures, j’appariai des flèches et leurs cibles de manière optimale, en me demandant, enfin ouvertement, si un tel usage des ressources informatiques était bien raisonnable.

Le temps avait cessé d’être cette chose abstraite qui se déplaçait lentement sur une ligne reliant le passé au futur.

On avait secoué mon monde, et il s’émulsifiait, surpris, comme une boule à neige trop longtemps restée au repos. Les heures s’étiraient puis, soudain, faisaient des sauts.

Le moment de déjeuner, puis de partir vers la rue de la Liberté finit par arriver, à la fois trop tôt et si tard !

**************

« C’est le café qui fabrique du temps », avait coutume de dire ma grand-mère paternelle lorsqu’elle posait sur la plaque vitrocéramique sa cafetière italienne.

Dans le bas de l’appareil métallique, on mettait de l’eau qui, en chauffant, s’évaporait et passait à travers le café disposé dans le compartiment du milieu. Sous pression, la partie du haut se remplissait alors de la boisson, un peu amère et pleine d’arôme, en glougloutant joyeusement.

À l’époque, je ne comprenais pas l’expression grand-maternelle, jamais entendue ailleurs.

Préparer du café avec sa machine en aluminium prenait beaucoup de temps. Je ne voyais pas comment elle pouvait en fabriquer.

Dans les débuts de ma vie professionnelle, quand les fournisseurs des distributeurs automatiques de boissons chaudes avaient encore assez de poudre instantanée, cesser mon activité routinière pour faire ma pause café me remettait en phase avec l’écoulement du temps et me redonnait de l’énergie pour accomplir mes tâches du jour.

L’invitation pour un « vrai café » avait créé, quant à elle, de l’attente et donné de l’intensité à mes instants présents, générant du temps d’une autre texture et faisant porter mon attention sur des détails que je ne voyais plus.

Le 4 décembre à 15 heures, lorsque j’arrivai au 76, rue de la Liberté, je n’étais plus la même personne. J’évoluais dans un monde différent, plus épais, peut-être, plus concret.

**************

Je me tenais devant un bâtiment public, moitié en verre terni, moitié en vieilles pierres et un panneau écaillé m’indiquait que l’endroit avait été une bibliothèque. Une thèque, juste pour les livres ! Voilà des décennies que ça n’existait plus.

Les ludothèques, médiathèques, aromathèques, logithèques et technothèques avaient été fusionnées en 2042 et, dans le même temps, massivement dématérialisées.

J’avançai vers l’entrée vitrée-verdâtre et poussai le portail qui s’ouvrit sur un corridor sombre et froid.

« Une cafetière à dépression. Alors que nous espérons en finir avec la dépression »

À mes pieds, une flèche lumineuse se matérialisa et me guida. Un escalier à descendre au bout du couloir, quelques mètres, un autre, à droite. Un couloir, une porte de nouveau, des marches encore et c’est l’odeur du café, prenante, gourmande, qui m’indiqua que j’étais presque arrivée. Rebrousser chemin à ce stade n’aurait eu aucun sens, mais j’y songeai, obligée de constater que je serais incapable de retrouver la sortie seule.

La flèche lumineuse s’arrêta devant une porte que je supposai la dernière, tant le fumet du café était puissant.

**************

La porte, comme les précédentes, s’ouvrit sans effort et dès que je la franchis, la lumière se fit. Aucune autre magie dans cela qu’un détecteur de présence, bien visible.

J’explorai du regard la pièce qui ressemblait à une salle de repos avec un canapé de cuir usé, deux chaises, un évier, un petit placard et, au milieu, une table sur laquelle trônait une machine à café d’une beauté incroyable : une cafetière à siphon en verre soufflé dont la forme rappelait celle d’un sablier arrondi.

La partie haute était remplie du café mélangé à l’eau chauffée sur un brûleur et montée par le jeu de la pression, depuis la partie basse, fixée à une petite potence.

Où était la personne qui avait allumé puis éteint le brûleur ?

Je m’installai sur la chaise la plus proche de la table, fascinée par le phénomène de succion du café qui redescendait de la chambre haute vers la basse. Cette cafetière devait être la plus lente du monde.

J’étais absorbée dans ma contemplation quand une voix grave indéniablement féminine s’est élevée derrière moi.

« Dépression. C’est comme ça qu’on dit. Une cafetière à dépression. Alors que nous espérons en finir avec la dépression. C’est ironique, tu ne trouves pas ? »

Comme je me retournais, surprise et un peu honteuse, telle une enfant prise en faute, elle éclata d’un rire tonitruant qui balaya toutes mes craintes.

C’était une femme étrange, noire et albinos, grande et ronde, aux cheveux blonds, presque blancs, rassemblés dans un énorme pompon sur le dessus de sa tête. Elle portait des lunettes épaisses aux verres fumés et une robe jaune à motifs frugaux : ananas, bananes, oranges, fraises.

« Je m’appelle Leti, sois la bienvenue », annonça-t-elle quand elle eut fini de rire.

« Sers-toi », suggéra-t-elle en me tendant une tasse blanche.

« Et une pour moi aussi », ajouta-t-elle en m’en donnant une autre.

« Comme ça, tu verras qu’on n’empoisonne personne. »

Je ne pouvais que m’exécuter, curieuse cependant d’apprendre qui était désigné par ce « on ».

**************

Leti m’a expliqué faire partie d’un collectif informel rassemblé autour du café et œuvrant à rendre le monde plus juste. Rien que ça !

Je n’avais même pas eu le temps d’objecter que le café n’était pas exactement un symbole de justice, « et d’ailleurs, d’où venait-il ? », car elle m’en avait très vite révélé la provenance. Le collectif avait mis la main sur un entrepôt dans lequel des super-riches avaient stocké des milliers de tonnes de café en grain.

« Pour le moment, ils ne semblent pas avoir remarqué qu’il en manque quelques tonnes et s’ils le faisaient il serait très dangereux pour eux de le dénoncer publiquement. Ces caches, comme celles qui contenaient du champagne et qui furent démantelées il y a quinze ans, ne sont pas censées exister. »

Le collectif appelé Couleur Café s’était alors constitué, un groupe de marginalaux de toutes sortes, racisées, queers, handies, œuvrant à réveiller les consciences, comme la caféine réveillant les neurones.

J’avais savouré le café tout en écoutant mon interlocutrice, joyeuse et optimiste à un niveau que je n’imaginais pas possible.

Elle me raconta, en suçotant sa tasse, quels autres produits les Couleur Café avaient confisqués et les actions d’éducation populaire et de sabotage qu’iels menaient régulièrement.

« On tourne, tantôt sur le terrain, en fonction de nos occupations officielles, tantôt au recrutement ou à l’accueil, comme moi avec toi. Le niveau d’engagement, c’est ce que tu peux. »

Je baissai les yeux sur ma tasse vide, gênée. J’étais venue pour boire du café, pas pour mettre ma vie en danger.

Leti me resservit une tasse et sourit en me disant : « Je vais peut-être trop vite. Après tout, c’est seulement ta première fois. On vient pour le café, on reste pour les réflexions qu’il aura suscitées. Ton accès aux réseaux nous intéresse. Mais il n’y a aucune urgence. Prends ton temps. »

Je bus une gorgée chaude, amère, tonifiante. J’avais tout mon temps, celui que fabrique une tasse de bon café.


  • Fiction 2 : Rongeurs, par Sylvie Lainé
  • Fiction 9 : Feelin, par Jean-Marc Ligny

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