« La gauche doit apporter des réponses »


Le Sénat examine depuis le 28 janvier une proposition de loi transpartisane visant à lutter contre le narcotrafic. Les parlementaires veulent donner davantage de moyens à la répression pour toucher « le haut du spectre » (autrement dit, les barons de la drogue). Le texte sera ensuite transmis à l’Assemblée nationale.

Selon le militant écologiste Amine Kessaci, s’il est grand temps de se saisir du sujet du narcotrafic, la répression ne peut pas être la seule solution. Il plaide pour la légalisation du cannabis dans un premier temps, et pour que la gauche se saisisse des questions liées à la sécurité.

Amine Kessaci était candidat sur la liste de Marie Toussaint (Les Écologistes) aux élections européennes, puis aux législatives sous la bannière du Nouveau Front populaire. Il est actuellement étudiant en droit et milite contre le narcotrafic depuis la mort de son frère aîné en 2020, retrouvé calciné dans une voiture à Marseille, victime d’un « narcomicide ».




Reporterre — La proposition de loi examinée au Sénat propose principalement d’appliquer au narcotrafic les outils qui étaient jusque-là réservés à la lutte antiterroriste. Que pensez-vous de l’ambition de ce texte, et des mesures proposées pour y parvenir ?

Amine Kessaci — Je suis content que les politiques de tous bords politiques et les institutions mènent enfin ce débat sur la lutte contre le narcotrafic. Cela fait très longtemps que les familles de victimes le demandent et elles avaient un peu perdu espoir. Par contre, je crois que c’est Albert Einstein qui a dit : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » Les propositions de ce texte ne concernent que la répression, or on sait déjà que cela ne fonctionne pas.

Il y a néanmoins un point positif qui me semble important à souligner : on a enfin compris que l’ennemi de cette guerre, ce n’est pas le petit dealer en bas des cités mais bien les narcotrafiquants qui vivent à Dubaï ou en Thaïlande. J’analyse les réseaux de la drogue comme le système du capitalisme : tout en haut, il y a une chaîne de commandement qui vit très bien de l’argent de la drogue, et tout en bas, il y a les classes populaires, les petits jeunes qui triment pour gagner 10, 20 euros la journée. Je suis content que les sénateurs aient enfin compris que la guerre était à mener en haut.



Vous parlez d’ « ennemi », de « guerre »… C’est le même vocabulaire utilisé par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau et son homologue à la Justice Gérald Darmanin. Vous partagez cette approche martiale ?

Oui, malheureusement. J’ai vu le sang couler dans ma famille, j’ai vu des gens morts par terre devant moi, d’autres se tenir en armes de guerre, il m’est déjà arrivé de me cacher dans des halls d’immeubles parce qu’il y avait une fusillade à l’extérieur… Oui, c’est une guerre.

Mais je ne comprends pas que Bruno Retailleau et Gérald Darmanin utilisent ce terme. Ce sont des hypocrites. Si on veut réellement gagner une guerre, on doit y mettre tous les moyens. Eux n’ont rien mis, juste de la communication et les opérations Place nette [des opérations menées par les forces de police depuis la fin de l’année 2023].

L’arsenal à sortir pour mettre fin à cette guerre devrait plutôt être la légalisation du cannabis et le retour de la police de proximité. C’est Nicolas Sarkozy [Les Républicains] qui a retiré la police de proximité de nos quartiers [en 2003, alors qu’il était ministre de l’Intérieur] et c’est à cause de lui qu’on est aujourd’hui dans cette situation, où la drogue a pris autant de terrain dans nos quartiers. Avant, on appelait les policiers de proximité nos « grands frères », pas des « flics » ou des « condés »


La cité de Frais Vallon, dans le 13e arrondissement de Marseille, est l’une des plus importantes de la ville. Propriété d’Habitat Marseille Provence depuis les années 1960, elle comptabilise plus de 8 500 habitants.



Pourquoi la seule solution répressive ne fonctionne pas ?

Soit on considère la question de la drogue comme de la simple délinquance, soit on la considère comme un vrai sujet de santé publique. Pourquoi les gens se mettent à prendre de la drogue en France aujourd’hui ? Pourquoi les gens boivent de l’alcool ? Pourquoi ils prennent des antidépresseurs, pourquoi ils se suicident ? Il y a une vraie question de santé publique, de santé mentale.

Dans un deuxième temps, il y a la question sociale. Pourquoi est-ce que les jeunes de quartier se mettent à dealer de la drogue ? Pas parce que ça rapporte des milliards, pas parce que la série Netflix sur Pablo Escobar leur donne envie ! Mais tout simplement parce que le trafic de drogue a pris le dessus de l’État dans les quartiers populaires. Aujourd’hui, le seul employeur dans les cités, c’est le trafic de drogue. Ces jeunes ne demandent qu’à trouver leur place dans la société. S’ils avaient des perspectives d’avenir, ils ne feraient pas ça.

Avant de condamner les gens, il faut condamner la responsabilité de l’État. La France n’est plus en capacité de proposer du travail à tout le monde. La France qui traverse des grands problèmes budgétaires, qui ne cesse de diminuer d’année en année les budgets de la sécurité dans les quartiers, les budgets du social, les budgets de la prévention…



En quoi la légalisation du cannabis aiderait à lutter contre le narcotrafic ?

Si c’est une légalisation où des entrepreneurs privés bobos vont venir nous dealer du shit et s’enrichir sur notre dos, non, c’est sûr que ça ne marchera pas. Il faut une légalisation encadrée par l’État et par le statut de repenti. Je suis pour qu’on pardonne aux personnes qui ont juste dealé de la drogue, qui n’ont ôté aucune vie, et qu’on les pousse vers l’entreprenariat.

Les jeunes me disent : « S’il y avait une autre option, on opterait pour l’autre option. » Personne ne veut travailler comme ça, personne ne veut vivre avec cette boule au ventre, à craindre d’être arrêté par la police ou de se faire tirer une balle par sa hiérarchie. On parle de morts, on parle de scènes de guerre, on parle d’enfants qui ont grandi avec ça et qui ont pris les armes. Je veux juste rappeler le cas de Nessim Ramdane, un chauffeur VTC à Marseille, qui a été assassiné [en octobre 2024] par un jeune de quatorze ans !

« La légalisation du cannabis, c’est ce qui va nous permettre de faire souffler la police »

Il faut créer l’alternative économique au trafic de drogue. Il faut de l’emploi, il faut de l’insertion. On a été en capacité pendant le Covid de faire le « quoi qu’il en coûte », je suis convaincu qu’on peut le faire aujourd’hui pour les cités.

La légalisation du cannabis, c’est ce qui va nous permettre de faire souffler la police, de faire descendre la pression sur la justice. Il y aura moins de monde sur le marché illégal, moins de monde à surveiller et contrôler, donc plus de temps pour les policiers d’aller arrêter les quelques personnes qui vont refuser de suivre le chemin de la légalisation.



Les élus de gauche et écologistes sont souvent taxés de ne pas avoir de stratégie sur la question de la sécurité. Qu’en pensez-vous ?

La gauche a assez abandonné de combats ces dernières années : on a abandonné les piquets de grève, les travailleurs, les usines… Marine Le Pen y est allée, elle, et elle a été accueillie à bras ouverts. Il est encore temps de se raccrocher aux wagons ! La sécurité doit être une question de gauche.

Certains prônent de désarmer la police, de retirer les caméras de vidéosurveillance… Non, les amis, je tire la sonnette d’alarme là-dessus ! Aujourd’hui la question de la sécurité est une priorité, et elle ne peut être que sociale et de santé publique. C’est à la gauche d’apporter ces réponses.



Le maire écologiste de Bordeaux a été critiqué par une partie de son camp pour avoir annoncé en novembre qu’il allait armer sa police municipale, face à la criminalité…

Le maire de Bordeaux, qui est là depuis quatre ans, essaie de faire ce qu’il peut et de rattraper le retard que la droite a creusé pendant 25 ans. Mais oui, il faut armer la police municipale, on doit avoir des réponses à la hauteur.

Aujourd’hui, comment peut-on envoyer des policiers municipaux, dans les quartiers ou ailleurs, face à des gens armés jusqu’aux dents ? Je veux juste rappeler que les armes qui ont permis de tuer ces derniers mois à Marseille, Mulhouse ou Montpellier sont des armes de guerre qui viennent d’Ukraine. Je ne veux pas envoyer notre police municipale désarmée face à des gens qui ont eu le temps de s’organiser à cause du retard de l’État, des institutions et des politiques.

« Pourquoi les gens ne sont pas protégés mais contrôlés dans les quartiers nord ? »

Je pense aussi qu’il est temps de mettre à l’ordre du jour des formations plus adéquates pour les policiers municipaux, davantage sur le terrain, où on inclurait les acteurs associatifs et les habitants des quartiers populaires. On a besoin d’apaisement, de retrouver un lien entre les forces de l’ordre et les jeunes.

Je rappelle que la police est censée protéger et servir les citoyens. Pourquoi aujourd’hui la protection est réservée aux Blancs dans les quartiers sud [de Marseille] ? Pourquoi les gens ne sont pas protégés mais contrôlés dans les quartiers nord ? Pourquoi des voitures de police demandent aux petites mémés blanches du 8ᵉ arrondissement « Bonjour madame, est-ce que tout va bien ? » alors que dans les quartiers c’est : « Bonjour madame, mettez-vous sur le côté s’il vous plaît, contrôle de police. » Pourquoi est-ce que nous, on ne vient pas nous protéger ?



900 000 personnes consomment quotidiennement du cannabis, l’usage de la cocaïne augmente en France… Quelle doit être une politique de gauche pour répondre à cet enjeu de santé publique, à ces dépendances qui peuvent être le symptôme de troubles plus profonds ?

Légaliser le cannabis permettrait déjà de chiffrer. On saurait qui consomme, quoi, quand, à quelle fréquence. Il faudrait encadrer bien sûr, on ne va pas dire « venez vous servir quand vous voulez, matin, midi et soir ». La légalisation ne veut pas dire moins de consommateurs, ni plus d’ailleurs. Ça veut juste dire qu’on pourrait avoir des données chiffrées exactes sur ce que les gens consomment. Et on pourra les accompagner, ces gens-là.

Cela permettrait de développer des programmes de santé publique ainsi que des consultations prises en charge par la Sécurité sociale, avec des médecins, des psys, des addictologues… Pour que les gens puissent être accompagnés et soignés vers un traitement contre ces dépendances.

L’Allemagne l’a compris en légalisant le cannabis [en avril 2024] alors qu’en France, c’est encore tabou. Les politiques doivent juridiquement dissocier le droit de la morale. La morale n’a rien à faire dans ce débat.

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