«Il y a trop de statues de Jaurès », écrivait Gilles Alexandre dans Télérama le 4 octobre 1980. S’il déplorait alors le refus de la municipalité d’ériger dans Paris un monument à son effigie, il soulignait également combien son assassinat, premier acte de la guerre de 1914, avait momifié Jean Jaurès en pacifiste. Contre cette réduction, qui permet l’indécente récupération de certaines de ses citations par la droite, il faut retrouver Jaurès, ce à quoi engagent les historiens Gilles Candar et Vincent Duclert, dont la biographie de référence vient d’être rééditée en poche (1).
D’autant que, comme le rappelle aussi leur confrère Jean-Numa Ducange (2), le député de Carmaux a laissé, contrairement à la plupart de ses contemporains siégeant à gauche de l’Hémicycle, au fil d’une œuvre considérable, « un début de doctrine alternative au marxisme de la lutte des classes » (Candar et Duclert). Ces trois auteurs, marqués à gauche (Ducange est membre de la Fondation Gabriel Péri, Candar est un pilier de la Fondation Jean-Jaurès), replacent sa pensée dans les débats intenses qui traversent l’Internationale socialiste à l’époque, dont ses joutes avec Rosa Luxemburg — qui le juge trop conciliant avec les institutions bourgeoises.
Si le nom de Jaurès reste connu et bien associé au socialisme, une étude de la fondation qui porte son nom, parue à l’occasion du centenaire de sa panthéonisation en novembre 2024, révèle qu’il est supplanté par François Mitterrand dans la mémoire collective comme figure de référence de ce courant politique (3).
On mesure l’abîme. La biographie de Ducange, dont on regrettera qu’elle survole un peu rapidement des points-clés comme le combat pour la laïcité, a le mérite de souligner sa singularité dans cette IIIe République menacée par les réactions de toutes sortes (boulangisme, bonapartisme, monarchisme). D’abord, insiste Ducange, Jaurès, philosophe de formation pour qui la raison est émancipatrice, est étranger au dogmatisme. C’est pourquoi il prendra assez vite fait et cause pour Alfred Dreyfus, victime d’un complot antisémite, quand des esprits brillants comme Jules Guesde choisiront de n’y voir qu’un problème interne à la bourgeoisie. « Nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité », écrit alors Jaurès.
En deuxième lieu, la « méthode » élaborée par le député de Carmaux inscrit le mouvement ouvrier dans l’histoire politique de la France. Comme ses camarades de l’Internationale, il a pour objectif l’avènement d’une société socialiste. En revanche, inspiré par 1789, il se méfie des « minorités agissantes » et autres avant-gardes éclairées, et il doute des grands soirs. Tout en acceptant l’éventualité d’une révolution, et animé par la recherche constante de la justice et de l’égalité, il préconise, toujours selon Candar et Duclert, une « évolution révolutionnaire » s’appuyant sur l’expérience démocratique récente du pays. Chaque conquête sociale, obtenue dans le cadre des institutions républicaines, en même temps qu’elle améliore la vie quotidienne, desserre selon lui l’étau de l’aliénation et raffermit la volonté du peuple : ainsi de l’adoption des retraites ouvrières et paysannes entre 1910 et 1912. « La démocratie (…) est la condition même de l’action pour les forces ouvrières, et c’est le surgissement révolutionnaire des forces démocratiques qui a donné aux forces ouvrières leur premier ébranlement et leur premier élan. Comme elle est à l’origine du mouvement ouvrier — je ne dis pas qu’elle en est l’essence —, (…) elle est aussi au terme. » Pour Jaurès, la conquête des droits politiques en 1789 est le socle des victoires suivantes et le socialisme l’aboutissement du projet républicain lancé en 1792. À la conception, qu’il juge trop « mécaniste », des rapports sociaux développée par Guesde ou Paul Lafargue, il oppose sa conviction que le mouvement de l’humanité vers son émancipation est inéluctable, même si le cheminement propre de la conscience humaine est fondamentalement indéterminé. Et, sans chercher à guider le peuple, c’est ce mouvement-là qu’il veut accompagner.