L’énigme de Disraeli. Une étude de cas dans le Grand Jeu juif


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par Laurent Guyénot

En 1853, lorsque la guerre de Crimée éclate entre la Russie et l’Empire ottoman, ce dernier est sauvé par le Royaume-Uni et la France. Vingt ans plus tard, le tsar Alexandre II, protecteur des chrétiens serbes et bulgares opprimés, entre à nouveau en guerre contre les Ottomans. Avec les Russes aux portes de Constantinople/Istanbul, les Ottomans sont contraints d’accepter la création des principautés autonomes de Bulgarie, Serbie et Roumanie, par le traité de San Stefano. Les Britanniques ne sont pas satisfaits de ce traité et, avec l’Autriche-Hongrie, convoquent le congrès de Berlin (1878) qui annule ce traité. Les conquêtes russes reprennent, l’Arménie et la Bulgarie sont en grande partie restituées à l’Empire ottoman et les Balkans sont fragmentés en États hétérogènes et conflictuels. Cette «balkanisation» suscite les ressentiments nationalistes qui vont déclencher la Première Guerre mondiale.

L’objectif principal du traité de Berlin était de sauver ce qui pouvait l’être de l’affaiblissement de l’Empire ottoman afin de contrer l’expansion panslaviste russe. L’Angleterre, jalouse de sa suprématie navale, voulait empêcher la Russie de se rapprocher du Bosphore. Les Britanniques obtinrent le droit d’utiliser Chypre comme base navale, tout en surveillant le canal de Suez. C’était le début du «Grand Jeu» britannique pour la domination coloniale en Asie et l’endiguement de la Russie, conduisant notamment à la création de l’Afghanistan comme État tampon.

Il existe plusieurs façons d’interpréter ce segment de l’histoire qui porte en germe toutes les tragédies du XXe siècle («le siècle juif» selon Yuri Slezkine). Il existe des points de vue différents sur les forces qui ont façonné l’histoire à ce moment crucial. Mais en fin de compte, l’histoire est faite par les hommes, et on ne peut la comprendre que si l’on identifie les principaux acteurs et leurs motivations : on ne peut tout simplement pas comprendre la guerre du Vietnam sans creuser dans la mentalité de Johnson ou de Kissinger. Parmi les instigateurs du traité de Berlin, un nom se distingue : Benjamin Disraeli (1804-1881), Premier ministre de la reine Victoria de 1868 à 1869, puis de 1874 à 1880. Disraeli est aussi l’homme qui a rendu possible la prise de contrôle du canal de Suez par l’Angleterre en 1875, grâce au financement de son ami Lionel de Rothschild, fils de Nathan Mayer – une opération qui a consolidé le contrôle des Rothschild sur la Banque d’Angleterre.

Disraeli est un cas très intéressant, car il était à la fois un homme d’État britannique majeur pendant l’hégémonie mondiale de la Grande-Bretagne et un romancier qui utilisait ses personnages fictifs pour exprimer ses pensées honnêtes tout en maintenant une sorte de «déni plausible» (selon Sidonia qui en parle, pas moi !). Nous avons donc l’occasion unique de pouvoir lire entre les lignes les véritables motivations de cet homme en politique. Imaginez si Kissinger avait écrit des romans avec, comme personnage central, un juif qui dirigeait la politique étrangère et militaire de l’empire, tout en étant un ami proche du plus riche banquier juif.

Disraeli a été taxé d’être le véritable inventeur de l’Empire britannique, car c’est lui qui a fait proclamer la reine Victoria impératrice des Indes par le Parlement, avec le Royal Titles Act de 1876 (ci-dessous, une caricature représentant Disraeli en colporteur présentant à la reine Elizabeth la couronne impériale). Disraeli a été, comme nous l’avons déjà dit, la principale source d’inspiration du Congrès de Berlin. De plus, Disraeli était un précurseur du sionisme, qui a essayé d’insérer la «restauration d’Israël» à l’ordre du jour du Congrès de Berlin, espérant convaincre le sultan Abdul Hamid de concéder la Palestine comme province autonome. Le sultan a rejeté l’offre, qui incluait probablement la promesse d’un soutien financier pour son économie en déclin – comme l’aurait fait l’offre d’Herzl en 1902, également rejetée.

Le sionisme était un vieux rêve de Disraeli : après un voyage au Moyen-Orient à l’âge de vingt-six ans, il publie son premier roman, The Wondrous Tale of Alroy, et fait dire à son héros, un juif influent du Moyen-Âge : «Mon souhait est une existence nationale que nous n’avons pas. Mon souhait est la Terre promise, Jérusalem et le Temple, tout ce que nous avons perdu, tout ce à quoi nous avons aspiré, tout ce pour quoi nous avons combattu, notre beau pays, notre foi sacrée, nos manières simples et nos anciennes coutumes».

Disraeli a écrit ces lignes avant même les débuts de l’archéologie biblique ; ce n’est qu’en 1841 qu’Edward Robinson publie ses Biblical Researches in Palestine. Les premières fouilles du Palestine Exploration Fund, parrainées par la reine Victoria, débutent en 1867. Cependant, les riches juifs britanniques s’intéressent à la Palestine depuis longtemps. L’intérêt de Disraeli fut influencé par son voisin et ami de quarante ans, Moses Montefiore, qui épousa Judith Cohen, belle-sœur de Nathan Rothschild. Après un voyage en Palestine en 1827, Montefiore consacra ses immenses ressources à aider ses coreligionnaires en Terre Sainte, en achetant des terres et en construisant des logements.

Montefiore et Disraeli étaient tous deux d’origine séfarade. Disraeli est issu d’une famille de marranes portugais qui se reconvertirent au judaïsme à Venise. Son grand-père s’était installé à Londres en 1748. Benjamin fut baptisé à l’âge de treize ans, lorsque son père, Isaac D’Israeli, se convertit au christianisme anglican avec toute sa famille. Isaac D’Israeli est l’auteur d’un livre intitulé Le Génie du judaïsme (titre en réponse au Génie du christianisme de Chateaubriand), dans lequel il glorifie les qualités uniques du peuple juif, mais accuse les rabbins talmudiques d’avoir «marqué d’un sceau l’esprit national de leur peuple» et «corrompu la simplicité de leur credo antique». Comme pour beaucoup d’autres juifs de cette époque, la conversion de D’Israeli fut purement opportuniste : jusqu’au début du XIXe siècle, les carrières administratives restèrent fermées aux juifs. Une loi de 1740 avait autorisé leur naturalisation, mais elle avait provoqué des émeutes populaires et fut abrogée en 1753. De nombreux juifs influents, comme le banquier de la City, Sampson Gideon, optèrent alors pour la conversion nominale de leurs enfants.

À peu près à la même époque que Disraeli, Heinrich Heine (1797-1856) se convertit au luthéranisme (tandis qu’un de ses frères se convertit au catholicisme pour devenir officier en Autriche, et un autre à l’orthodoxie pour servir comme médecin en Russie). Heine concevait le baptême comme le «ticket d’entrée à la civilisation européenne». Mais il se plaignait d’être toujours considéré comme juif par les Allemands, et préférait donc vivre en France, où il était considéré comme allemand. Quelques années seulement après sa conversion, ses écrits exprimaient une attitude très négative envers le christianisme, «une religion sombre et sanguinaire pour criminels» qui réprimait la sensualité. À la fin de sa vie, il regretta son baptême, qui ne lui avait apporté aucun bénéfice, et déclara dans son dernier livre Romanzero : «Je ne fais pas mystère de mon judaïsme, auquel je ne suis pas revenu, car je ne l’ai pas quitté». Tout comme pour les Marranes portugais (et espagnols) du XVe siècle, le baptême des juifs européens du XIXe siècle renforçait en eux un sentiment non pas religieux mais de juiverie raciale. Disraeli se définissait lui-même comme «anglican de race juive».

Pour Hannah Arendt, Disraeli est un «fanatique de la race» qui, dans son premier roman Alroy (1833), «a élaboré un plan pour un empire juif dans lequel les juifs gouverneraient comme une classe strictement séparée». Dans son autre roman Coningsby, il «a dévoilé un plan fantastique selon lequel l’argent juif domine l’ascension et la chute des cours et des empires et règne en maître en diplomatie». Cette idée «est devenue le pivot de sa philosophie politique». C’est une accusation tout à fait fantastique, que la plupart des biographes de Disraeli ne croiraient pas. C’est probablement vrai, cependant. Mais nous devons prêter une attention particulière à la voix de Disraeli lui-même, exprimée par Sidonia, le personnage qui apparaît dans trois de ses romans : Coningsby (1844), Sybil (1845) et Tancred (1847). Dans les mots de Sidonia, on peut sentir le ressentiment contre la nation dans laquelle il a essayé de s’assimiler :

«Peut-on trouver quelque chose de plus absurde que de voir une nation s’adresser à un individu pour maintenir son crédit, son existence en tant qu’empire et son confort en tant que peuple ; et cet individu à qui ses lois refusent les droits les plus fiers de la citoyenneté, le privilège de siéger dans son sénat et de posséder des terres ; car bien que j’aie été assez téméraire pour acheter plusieurs domaines, mon opinion personnelle est que, selon la loi en vigueur en Angleterre, un Anglais de confession hébraïque ne peut pas posséder le sol».

Incapable de s’intégrer à l’aristocratie britannique par la propriété foncière, même lorsqu’il s’est converti à la religion locale, que devrait faire un juif, sinon s’élever par le pouvoir de l’argent ? Comme Heine, Disraeli ressentait l’hypocrisie des chrétiens, qui en voulaient aux juifs de ne pas être chrétiens, mais continuaient à les traiter comme des juifs lorsqu’ils se convertissaient, et préféraient même secrètement qu’ils restent juifs (car ils savent qu’ils restent crypto-juifs).

Selon le biographe de Disraeli, Robert Blake, Sidonia est «un croisement entre Lionel de Rothschild et Disraeli lui-même». Il descend d’une famille noble d’Aragon, dont les membres éminents comprenaient un archevêque et un grand inquisiteur, tous deux adhérant secrètement au judaïsme de leurs pères. Le père de Sidonia, comme celui de Lionel de Rothschild, «fit une grande fortune grâce à des contrats militaires et en approvisionnant le commissariat des différentes armées» pendant les guerres napoléoniennes. Puis, s’étant installé à Londres, il «misa tout ce qu’il avait sur l’emprunt de Waterloo ; et cet événement fit de lui l’un des plus grands capitalistes d’Europe». Dès l’âge de dix-sept ans, Sidonia fréquenta les cours princières des débiteurs de son père et apprit les arcanes du pouvoir. «L’histoire secrète du monde était son passe-temps. Son grand plaisir était de contraster le motif caché avec le prétexte public des transactions». Disraeli lui-même, selon Robert Blake, «était accro à la conspiration».

Sidonia est passionné par sa race : «Tout est une question de race – il n’y a pas d’autre vérité». Il refuse d’épouser une non-juive parce que, dit le narrateur, «aucune considération terrestre ne l’inciterait jamais à porter atteinte à cette pureté de race dont il est fier». Par «race», Disraeli voulait dire parenté par le sang. Il écrivit dans Endymion (1880), son dernier roman :

«Aucun homme ne traitera avec indifférence le principe de race. C’est la clé de l’histoire, et la raison pour laquelle l’histoire est souvent si confuse est qu’elle a été écrite par des hommes qui ignorent ce principe et toutes les connaissances qu’il implique… La langue et la religion ne font pas une race – il n’y a qu’une seule chose qui fait une race, et c’est le sang».

Sidonia dit à son protégé Coningsby, dans Coningsby ou la nouvelle génération, que la persécution par les nations chrétiennes ne pourrait jamais écraser la nation juive.

«Le fait est qu’on ne peut pas détruire une race pure de l’organisation caucasienne. C’est un fait physiologique, une simple loi de la nature, qui a déconcerté les rois égyptiens et assyriens, les empereurs romains et les inquisiteurs chrétiens. Aucune loi pénale, aucune torture physique ne peut faire qu’une race supérieure soit absorbée par une race inférieure, ou soit détruite par elle. Les races mixtes persécutrices disparaissent, la race pure persécutée demeure. Et à l’heure actuelle, malgré des siècles, ou des dizaines de siècles, de dégradation, l’esprit juif exerce une vaste influence sur les affaires de l’Europe. Je ne parle pas de leurs lois, auxquelles vous obéissez encore, ni de leur littérature, dont vos esprits sont saturés, mais de l’intellect hébreu vivant. Vous n’observez jamais de grand mouvement intellectuel en Europe auquel les juifs ne participent pas largement».

Un échantillon de la «race pure», avec Justin Trudeau, honorant la vie et l’œuvre
du faux messie, Menachem Mendel Schneerson

Partout où il allait, ajoutait Sidonia, il voyait des conseillers juifs derrière les monarques et les chefs d’État. «Vous voyez donc, mon cher Coningsby, que le monde est gouverné par des personnages très différents de ce qu’imaginent ceux qui ne sont pas dans les coulisses». Dans un ouvrage non romanesque (Lord George Bentinck : A Political Biography, 1852), Disraeli écrivait :

«[Les juifs] sont la preuve vivante et la plus frappante de la fausseté de cette doctrine pernicieuse des temps modernes, l’égalité naturelle de l’homme. … l’égalité naturelle des hommes, aujourd’hui en vogue et prenant la forme d’une fraternité cosmopolite, est un principe qui, s’il était possible d’agir sur lui, détériorerait les grandes races et détruirait tout le génie du monde. … La tendance naturelle de la race juive, qui est justement fière de son sang, est contre la doctrine de l’égalité des hommes».

Disraeli est clairement sur la même longueur d’onde que Moses Hess, le père spirituel d’Herzl, qui après avoir influencé Marx (un autre converti nominal), a décidé que «la guerre des races était plus importante que la lutte des classes» (Rome et Jérusalem, 1862). Dans un bon exemple d’ingénierie politique dialectique, Hess continua à soutenir Marx en secret, publiant à sa demande des calomnies contre Bakounine après le Congrès général de l’Internationale à Bâle (5-12 septembre 1869), accusant Bakounine d’être un agent provocateur du gouvernement russe et d’œuvrer «dans l’intérêt du panslavisme». Il est intéressant de voir un autre proto-sioniste comme Disraeli profondément hostile aux intérêts russes.

Quelle était la motivation de Disraeli derrière la politique étrangère qu’il imposait à l’Empire britannique ? Croyait-il que la destinée manifeste des Britanniques était de conquérir le monde ? Ou, se rappelant comment, à l’époque biblique, Esdras et Néhémie avaient exploité la politique étrangère des Perses, voyait-il l’Empire britannique comme un instrument de la destinée supérieure de la nation juive ? En rattachant le canal de Suez (creusé par les Français entre 1859 et 1869) aux intérêts britanniques, cherchait-il simplement à surpasser les Français ou posait-il les bases de la future alliance entre Israël et l’empire anglo-américain ? Car une fois que les Britanniques possédaient le canal de Suez, ils devaient le défendre, et comment mieux qu’avec un gouvernement juif autonome et ami à proximité en Palestine ? C’est exactement ce que Chaim Weizmann allait dire aux Britanniques trente ans plus tard : «La Palestine juive serait une sauvegarde pour l’Angleterre, en particulier en ce qui concerne le canal de Suez». Et lorsqu’en 1956 les Israéliens envahirent le Sinaï avec le soutien des Britanniques et des Français, ils le firent en promettant à nouveau à la Grande-Bretagne de lui rendre le contrôle du canal que Nasser avait nationalisé.

La russophobie de Disraeli, à laquelle il convertit la reine Victoria, et sa défense des Turcs, dont les massacres de Serbes et de Bulgares étaient bien connus, ont donné naissance à des théories sur une conspiration juive. William Ewart Gladstone, opposant de longue date à Disraeli et lui-même Premier ministre à plusieurs reprises (1868-1874, 1880-1885, 1886 et 1892-1894), déclara que Disraeli «tenait la politique étrangère britannique en otage de ses sympathies juives, et qu’il était plus intéressé à soulager l’angoisse des juifs en Russie et en Turquie qu’à n’importe quel intérêt britannique». Le journal The Truth du 22 novembre 1877, faisant allusion à l’intimité de Disraeli avec les Rothschild, soupçonnait «une conspiration tacite… de la part d’un nombre considérable d’Anglo-Hébreux, pour nous entraîner dans une guerre au nom des Turcs». On se souvient, en outre, que dans un discours à la Chambre des communes en 1847, Disraeli avait exigé l’admission des juifs aux fonctions éligibles, au motif que «L’esprit juif exerce une vaste influence sur les affaires de l’Europe».

La reine, comme une grande partie de l’aristocratie britannique, était déjà sous le charme d’une théorie à la mode attribuant une origine israélite aux Anglo-Saxons. Cette théorie était apparue pour la première fois à l’époque d’Oliver Cromwell, puis fut réactualisée en 1840 par le pasteur John Wilson dans ses Lectures on Ancient Israel and the Israelitish Origin of the Modern Nations of Europe, puis à nouveau en 1870 par Edward Hine dans The English Nation Identified with the Lost Israel, dans lequel on apprend que le mot «Saxon» dérive de «Isaac’s sons». Cette théorie ridicule offrait une justification biblique bon marché au colonialisme britannique, et même au génocide des peuples colonisés (les nouveaux Cananéens) par l’Empire britannique (le nouvel Israël). La reine Elizabeth était heureuse de croire que sa noble lignée descendait du roi David, et faisait circoncire ses fils, une coutume qui perdure encore aujourd’hui. Il y a peut-être une part de vérité dans le sentiment d’appartenance des élites britanniques à la juiverie : aux XVIe et XVIIe siècles, de nombreux mariages avaient uni de riches familles juives à la vieille aristocratie terrienne démunie, à tel point que, selon les estimations d’Hilaire Belloc, «au début du XXe siècle, les grandes familles territoriales anglaises dans lesquelles il n’y avait pas de sang juif étaient l’exception». Mais l’engouement de la reine pour la judéité était aussi pour beaucoup dans l’influence de Disraeli, qui s’en vantait un jour auprès d’un ami en ces termes : «Tout le monde aime les flatteries, et quand il s’agit de la royauté, il faut les appliquer à la truelle».

L’affaire Disraeli est éclairante car la question qu’elle soulève est la même que celle qui divise aujourd’hui les analystes géopolitiques sur les relations entre les États-Unis et Israël : qui mène l’autre par le bout du nez ? Israël est-il la tête de pont des États-Unis au Moyen-Orient, ou les États-Unis sont-ils, comme l’a dit Zbigniew Brzezinski, la «stupide mule» d’Israël ? Répondre à cette question pour le siècle précédant la Seconde Guerre mondiale (où «Israël» désignait la juiverie internationale) permet de répondre à la même question aujourd’hui, alors que la relation symbiotique entre Israël et l’empire s’est considérablement développée.

La réponse dépend du point de vue de chacun. Les sionistes ont naturellement intérêt à promouvoir l’idée qu’Israël sert les intérêts anglo-américains, plutôt que l’inverse. Disraeli a soutenu devant le Parlement britannique qu’une Palestine juive serait dans l’intérêt du colonialisme britannique. Mais les sionistes juifs ont toujours vu les choses de l’autre bout du télescope, et on a du mal à croire que Disraeli n’ait pas secrètement partagé leur point de vue. Quand le héros de son roman Tancrède (1847), un juif promu Seigneur comme Disraeli, glorifie l’Empire britannique en ces termes : «Nous voulons conquérir le monde, conduits par des anges, afin de rendre l’homme heureux, sous la souveraineté divine», qui se cache derrière ce «nous» ambigu ? Est-ce le même «nous» à double sens que les néoconservateurs du PNAC ont utilisé pour entraîner l’Amérique dans des guerres au profit d’Israël ?

Quand un juif britannique comme Disraeli disait «nous» aux Britanniques, il y avait une ambiguïté stratégique. Il touchait une corde sensible chez l’élite anglo-saxonne, qui partageait une croyance commune dans la mission de l’Empire britannique de civiliser le monde – des gens comme Lord Salisbury, membre de la Table ronde de Cecil Rhodes qui œuvrait pour un gouvernement mondial sous la conduite de la «race britannique». L’impérialisme britannique et le nationalisme sioniste sont nés à peu près à la même époque, comme les jumeaux Esaü et Jacob, et sont intimement liés depuis leur naissance. Mais deux considérations aident à comprendre leur véritable relation. D’abord, les racines idéologiques de l’Empire britannique ne remontent pas au-delà du XVIIe siècle, alors que celles du sionisme remontent à plus de deux millénaires. Ensuite, l’Empire britannique est mort après la Première Guerre mondiale, alors que le sionisme a pris son essor. Pour ces deux raisons, la théorie selon laquelle le sionisme est un sous-produit de l’impérialisme britannique (appelons-la la théorie de Chomsky) est insoutenable.

Pour comprendre la véritable relation entre Sion et Albion à l’époque de Disraeli, il faut évaluer correctement le pouvoir de la dynastie Rothschild sur la politique britannique. Sans les Rothschild, la Grande-Bretagne n’aurait jamais pris le contrôle du canal de Suez, qui était la pierre angulaire de l’Empire britannique au Moyen-Orient. Les Rothschild ne briguaient pas de poste politique, même s’ils se mariaient parfois avec les gens de ce milieu : Lord Archibald Primrose, secrétaire d’État aux Affaires étrangères en 1886 et de 1892 à 1894, et Premier ministre en 1894-1895, était le gendre de Mayer Amschel de Rothschild.

Il est à noter que Theodor Herzl envisageait le futur État juif comme une «république aristocratique» avec, à sa tête, «le premier prince Rothschild». Dans une longue tirade dans son journal, il exhortait les Rothschild à racheter leurs âmes maléfiques en finançant le sionisme au lieu des guerres :

«Je ne sais pas si tous les gouvernements se rendent déjà compte de la menace internationale que constitue votre Maison Mondiale. Sans vous, aucune guerre ne peut avoir lieu, et si la paix doit être conclue, les peuples n’en seront que plus dépendants de vous. Pour l’année 1895, les dépenses militaires des cinq grandes puissances ont été estimées à quatre milliards de francs et leur force militaire réelle en temps de paix à 2 800 000 hommes. Et ces forces militaires, qui n’ont pas d’équivalent dans l’histoire, vous les commandez financièrement, sans tenir compte des désirs contradictoires des nations. … Et votre richesse maudite continue de croître. … Mais si vous nous suivez, … nous prendrons notre premier dirigeant élu de votre Maison. C’est le phare brillant que nous placerons au sommet de la tour Eiffel achevée de votre fortune. Dans l’histoire, il semblera que tel ait été l’objet de tout l’édifice».

Cependant, comme l’a dit un jour Richard Wagner (Le judaïsme en musique, 1850), les Rothschild préféraient rester «les juifs des rois» plutôt que «les rois des juifs». Si le temps n’était pas encore mûr pour la création de l’État juif à l’époque de Disraeli, c’est surtout parce que les juifs de Russie n’étaient pas plus attirés par la Palestine que les juifs d’Europe ; ils savaient à peine où elle se trouvait. Tout juste émancipés par le tsar Alexandre II, ils n’aspiraient qu’à émigrer en Europe ou aux États-Unis. Ce n’est qu’après l’assassinat d’Alexandre II en 1881 (un mois avant la mort de Disraeli) que les pogroms rendirent certains d’entre eux sensibles à l’appel proto-sioniste de Leon Pinsker, publié en 1882 : «Nous devons nous résigner une fois pour toutes à l’idée que les autres nations, en raison de leur antagonisme naturel inhérent, nous rejetteront à jamais». C’est aussi en 1881 que le baron Edmond de Rothschild, de la branche parisienne, commença à acheter des terres en Palestine et à financer l’installation de colons juifs, notamment à Tel-Aviv, sous les auspices de sa Palestine Jewish Colonization Association (PICA). Mais la plupart des organisations juives internationales existantes, comme le B’nai B’rith (fondé à New York en 1843) ou l’Alliance israélite universelle (fondée à Paris en 1860), estimaient qu’Israël se portait très bien en tant que nation dispersée et n’avaient aucune intention de s’attaquer à la Palestine.

Tout cela a changé pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu’un réseau extrêmement efficace a été mis en place reliant les deux côtés de l’Atlantique. Theodor Herlz concentre d’abord ses efforts diplomatiques sur l’Allemagne, mais c’est en Angleterre que les choses commencent à s’éclaircir («Le centre de gravité s’est déplacé vers l’Angleterre», écrit-il dans son journal en 1895), grâce notamment au recrutement d’Israel Zangwill, qui, selon Benzion Netanyahou, «fut le premier à parler de manière directe du sionisme aux cercles supérieurs de la politique britannique», et à Lloyd George en particulier, «une connaissance intime de Zangwill du début de son activité sioniste jusqu’à la fin de ses jours». Rappelons que Zangwill est l’auteur à succès de The Melting Pot, une pièce prônant les mariages mixtes pour les Américains. Aucune contradiction ici, car «les races mixtes persécutrices disparaissent, la race pure (i.e. juive) persécutée demeure», comme le dit Sidonia.

L’importance des manœuvres géopolitiques de Disraeli est rarement reconnue par les historiens du sionisme, car en apparence, elles ne semblent pas avoir ouvert la voie à la création de l’État juif. Mais c’est sur cette base invisible que Herzl et Zangwill ont bâti leur édifice. Et cette continuité invisible témoigne de l’étonnante ténacité trans-générationnelle du peuple juif à faire avancer, génération après génération, sa destinée millénaire autoproclamée. Oui, c’est vraiment admirable, bien que dévastateur pour la civilisation occidentale, rendue aveugle et vidée de son propre sens du sang par deux mille ans de christianisme. Comme l’a écrit un jour l’auteur sioniste Jakob Klatzkin dans la revue Der Jude, en 1916 :

«Nous formons en nous-mêmes une corporation juridique et commerciale fermée. Un mur solide construit par nous, nous sépare des peuples des terres dans lesquelles nous vivons – et derrière ce mur se trouve un État juif».

Laurent Guyénot

source : Radbod’s Lament via La Cause du Peuple



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