Le vin sans alcool au secours des vignerons


Montpellier (Hérault), reportage

Au premier coup de nez, le rosé dégage des effluves fruités, légèrement acides. Dans le verre, de fines bulles parsèment sa robe couleur pêche. En bouche, la sensation est…. « troublante, n’est-ce pas ? » sourit Pierre Einaudi. Car il manque à ce vin, fabriqué au domaine provençal de Bargemone, un ingrédient principal : l’alcool.

Un breuvage, baptisé Java sans modération, pour répondre à une demande croissante : un quart des moins de 35 ans ne prend jamais d’alcool, principalement pour des raisons de santé. « Quand on ne boit pas, on n’a souvent le choix qu’entre un Ice Tea et un jus, nous voulions permettre à toute la table de trinquer, explique le jeune vigneron. Le vin reste un totem de la convivialité. »


La consommation mondiale de vin a reculé de 2,6 % en 2023.
© David Richard / Reporterre

Comme lui, ils sont une poignée de viticulteurs à se lancer dans la bouteille à 0 %, qui connaît un engouement inédit. Le marché mondial des boissons sans alcool a ainsi augmenté de 7 % en volume en 2022 — une croissance qui devrait se poursuivre dans les prochaines années. En 2024, 28 % des Français déclaraient consommer des boissons « NoLow » (pour « No alcohool » et « Low alcohool », sans alcool et à faible teneur en alcool).

De quoi susciter des attentes dans un secteur viticole en crise. « Vu le marasme dans lequel se trouve le monde du vin, c’est sans doute une des réponses », souligne Pierre Einaudi. Face à la chute drastique de la consommation, « le sans alcool pourrait être une source de diversification bienvenue, abonde Julien Franclet, vigneron et président de Sud Vin Bio. Dans le contexte actuel, ce serait dommage de s’en passer. »


Julien Franclet, vigneron et président de Sud Vin Bio.
© David Richard / Reporterre

Règles floues, manque d’outils

Dans les allées du Salon du vin bio, à Montpellier, les vignerons ne sont pourtant pas nombreux à exposer leur cuvée sobre. Et pour cause : « Pour le moment, le cahier des charges bio ne permet pas de désalcooliser du vin, explique Julien Franclet. Donc celles et ceux qui se sont lancés “perdent” le label sur les bouteilles sans alcool. » La réglementation devrait toutefois évoluer dans « les prochaines semaines », et autoriser une désalcoolisation via la technique de l’évaporation sous vide, en chauffant le vin au maximum à 75 °C.

Règles floues, manque d’outils — il existe très peu d’usines de désalcoolisation en France — et de reconnaissance. Pendant longtemps, les pionniers du sans alcool hexagonal se sont comptés sur les doigts d’une main, principalement parmi les grands propriétaires ou les négociants, capables de tester des processus coûteux et de trouver des débouchés à l’étranger.


Le vin rosé pétillant sans alcool du domaine de Bargemone.
© David Richard / Reporterre

Ainsi, aux Domaines Auriol, le sans alcool « a commencé il y a quinze ans, quand on a remporté un marché avec la Suède, pour 600 bouteilles », raconte Claude Vialade, la patronne de la maison de négoce. Un premier Sauvignon blanc 0 %, puis toute une gamme, à destination principalement des pays scandinaves. Idem à la maison Pierre Chavin, qui commercialise une quarantaine de boissons bio pas ou peu alcoolisées, exportées à « 90 % », selon la commerciale.

Mais depuis quelques années, ces entreprises se tournent vers un marché national désormais assoiffé de modération. Un tournant qui soulève plusieurs enjeux pour les vignerons bio. D’abord : « Garder la qualité et la typicité du vin », souligne Claude Vialade. Car qui dit perte d’alcool, dit perte des arômes liés à l’éthanol. « Beaucoup ajoutent des arômes artificiels, de jasmin ou de fraise », ajoute Pierre Einaudi. Lui ne veut « rien mettre en plus, sauf du moult de raisin concentré ». D’autres testent des systèmes d’évaporation à basse température, pour sauvegarder au maximum la boisson. Le vin 0 % pose également des défis en termes de conservation.


Le Petit Étoilé, de la maison Pierre Chavin, est une boisson pétillante à base de raisins réalisée par pressage, infusion et pasteurisation.
© David Richard / Reporterre

Pour ces producteurs souvent engagés dans une réflexion écologique, la désalcoolisation peut aussi questionner pour son coût énergétique et sa consommation d’eau. En quête de processus plus artisanaux, certains expérimentent ainsi des fermentations partielles, stoppées rapidement, afin d’éviter la montée en degrés. Pour produire son Chardonnay 0 %, la maison Pierre Chavin « presse et infuse le raisin, avant de pasteuriser la boisson », indique la commerciale. Aux Domaines Auriol, on récolte certaines grappes avant maturité, pour limiter leur teneur en sucre.

Un effet d’annonce ?

« C’est un laboratoire de création, on défriche », s’enthousiasme Pierre Einaudi. Pour tous ces professionnels, la révolution du vin NoLow à la française est encore à venir. « Ce n’est pas un effet de mode, mais une tendance de fond, assure Louis Chainier, du Domaine d’Uby, dans le Gers. Ça va de pair avec une envie profonde de bien-être, de bien-vivre. »

De là à couvrir le vignoble français d’unités de désalcoolisation ? « Certains sont réfractaires, car pour eux, le sans alcool signifie perdre l’essence du produit et du terroir », constate Julien Franclet, qui n’envisage pas, pour sa part, se mettre au sans alcool. Au salon Millésime bio, très peu d’agriculteurs revendiquent ainsi leur appétence pour les nectars frugaux. À l’instar de ce viticulteur lorrain, qui se dit « très sceptique » : « Je trouve ça bête d’altérer du vin en le désalcoolisant, dit-il. Il existe de délicieux jus ou des décoctions de plantes fantastiques pour les non-buveurs. »

Surtout, il craint que « les ventes ne décollent pas tant que ça », passé l’effet d’annonce. « On est au tout début de l’histoire, estime Julien Franclet. Il y a dix ans, les premières bières sans alcool n’étaient pas très convaincantes, alors qu’aujourd’hui, il y en a pour tous les goûts, et ça se vend bien… On peut imaginer le même scénario pour le vin. »

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