Donald Trump et les barons étasuniens de la Tech ne font pas de mystère du gouffre énergétique que représente le développement de l’intelligence artificielle (IA). Dès le jour de son investiture, le président des États-Unis a signé quatre décrets en faveur des énergies fossiles et annoncé la sortie de l’Accord de Paris sur le climat. Le lendemain, il dévoilait son projet Stargate, un investissement de 500 milliards de dollars (483 milliards d’euros) pour des infrastructures destinées à l’IA. Cette technologie, avec la généralisation des modèles d’IA générative comme ChatGPT, devient un poids lourd de la consommation énergétique mondiale.
Les centres de données du pays représenteront 12 % de la consommation électrique nationale d’ici 2028, contre quelques pour cents aujourd’hui, selon un récent rapport du département à l’énergie étasunien. Depuis, le choc des résultats de la start-up chinoise DeepSeek publiés fin janvier, dont le modèle d’IA est bien plus économe en calculs, a ébranlé le secteur de la Tech. Il rebat en particulier les cartes de l’hégémonie étasunienne, aujourd’hui loin devant dans la course aux équipements en supercalculateurs. Les États-Unis comptent près de la moitié des centres de données de la planète, soit 5 381 contre 449 en Chine ou 315 en France.
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La sortie de l’Accord de Paris dispense les géants de la Tech de respecter leurs engagements de baisse d’émissions de CO2. Engagements déjà bien mal engagés, alors que Microsoft a augmenté ses émissions de 30 % entre 2020 et 2023, et Google de 48 % entre 2019 et 2023, selon les chiffres fournis par les entreprises. Cette fringale énergétique a conduit à la relance du charbon et du nucléaire dans le pays. Google et Meta ont obtenu l’exploitation de mines de charbon pour alimenter en électricité leurs infrastructures. Et un accord a été conclu entre Microsoft et Constellation Energy pour rouvrir un réacteur nucléaire de la centrale de Three Mile Island, exclusivement pour alimenter les data centers du premier.
La ruée vers l’atome de nombreuses entreprises du pays a quand même pris un coup le 27 janvier, après la présentation par DeepSeek d’un modèle d’IA nécessitant beaucoup moins d’énergie. Les entreprises ayant misé sur le nucléaire, notamment les start-up spécialisées dans les microréacteurs, ont perdu un quart de leur valeur en bourse dans la foulée, rapporte Le Monde. Mais la frugalité de l’IA reste à démontrer pour de nombreux experts.
Moins chère, l’IA se répand
« Il est peu surprenant de voir émerger des modèles d’IA aussi performants pour une consommation énergétique bien moindre comme DeepSeek. Le paradigme “Bigger is better” [“Plus c’est gros, mieux c’est”] d’OpenAI paraît dépassé, commente Thomas Brilland, du service sobriété numérique à l’Agence de la transition écologique (Ademe). Historiquement, en revanche, les gains en efficacité énergétique ont toujours entraîné des effets rebonds qui compensent ces gains. » Autrement dit, si l’IA est moins chère et moins gourmande en énergie, il y aura surtout plus d’IA.
Jusqu’à présent, les IA génératives tirent leur performance du traitement de masses de données toujours plus importantes, faisant exploser les besoins de calculs. Et donc le nombre de data centers et de semi-conducteurs assez puissants pour faire tourner les algorithmes. OpenAI se réjouissait ainsi de l’ouverture cette année d’un nouveau centre de 100 000 semi-conducteurs, avec des performances de calcul cinq fois supérieures à celles déployées par le supercalculateur européen Jupiter.
Pour une IA, il a fallu la consommation annuelle de 5 000 ménages français
Pour prendre la mesure de la gourmandise de l’IA générative, ramenons-là à l’utilisation individuelle. Une requête GPT-3 consomme 4 wattheures (Wh), soit un tiers d’une recharge complète de smartphone, selon les chiffres officiels. « C’est probablement beaucoup plus aujourd’hui », commente Thomas Brilland, qui rappelle également que la génération d’image consomme en moyenne 60 fois plus que la génération de texte.
La phase d’entraînement des IA est la plus gourmande. La dernière version de LLaMa — un modèle d’IA en accès libre — aurait consommé plus de 26 gigawatts-heures (GWh), soit la consommation annuelle de 5 000 ménages français. Sachant que les chiffres des fabricants sont sous-estimés, selon les experts. « Il existe un manque important de transparence sur les modèles d’IA, mais aussi au niveau des fabricants d’équipements. Cela empêche la récolte de données précises et fiables sur leurs empreintes énergétique et environnementale », explique Thomas Brilland.
Un quart de l’eau de la ville
Le coût environnemental de l’IA se mesure aussi aux effets de l’industrie extractive des métaux et minéraux nécessaires à la fabrication des semi-conducteurs. Voire à ceux de l’ensemble du numérique, tant l’IA générative multiplie les usages et les nouveaux objets associés, selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese).
Le développement des montres connectées et autres terminaux miniatures contribuerait à une augmentation de 65 % du nombre d’équipements dans l’Hexagone d’ici cinq ans, selon la dernière évaluation de l’Ademe. Sachant que les terminaux numériques sont responsables de 79 % de l’empreinte carbone du secteur numérique, qui représentait 4,4 % des émissions françaises en 2022.
Autre source d’inquiétude grandissante, les besoins en eau pour le refroidissement des centres de données. Le rapport du Cese donne quelques exemples édifiants. En Île-de-France, le data center Digital Realty dédié à l’IA consomme chaque année plus de 295 000 m3, soit 6 000 fois plus que la consommation moyenne d’un Parisien. Aux États-Unis, les centres de Google de la ville The Dalles, dans l’Oregon, capturent un quart de l’eau de la ville.
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Face à cette nouvelle pression, les conflits d’usage autour de l’eau se multiplient, comme au Chili et en Espagne où respectivement Google et Meta ont été la cible d’importants mouvements d’opposition. Et alors que des quartiers de Los Angeles partaient en fumée en raison d’importants incendies, certains médias locaux questionnaient la responsabilité des data centers face à l’insuffisance des réserves d’eau pour combattre les feux.
La Quadrature du net s’est par ailleurs élevée contre l’utilisation d’eau potable pour refroidir ces infrastructures du numérique. Dans son enquête sur Marseille, l’association dénonçait aussi le réchauffement de canaux avec une eau qui gagne plus de 10 °C à la sortie des tuyaux, avec les risques d’eutrophisation des milieux. Et si le refroidissement ne passe pas par la rivière, les systèmes de froid émettent des gaz fluorés, connus pour leur fort effet de serre.
Pour alléger le bilan environnemental de l’IA, ses promoteurs justifient que cette technologie contribuera à réduire celui d’autres activités. « Il est de plus en plus évident que l’intelligence artificielle peut s’avérer un instrument précieux dans la lutte contre les changements climatiques », déclarait ainsi Simon Stiell, le secrétaire exécutif de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour le climat, en 2023.
Un rapport de l’OCDE de 2022 vantait ainsi la « double transition » verte et numérique : les produits et services rendus par l’IA seraient plus efficaces, et permettraient ainsi à d’autres secteurs d’économiser des ressources et de l’énergie. Mais de nombreux experts restent très prudents sur ces affirmations, en rappelant qu’il n’existe pas aujourd’hui d’évaluation des gains promis.
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