Par Andrew Korybko pour Substack
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La menace sur la viabilité du corridor de transport Nord-Sud s’abat sur l’Iran, l’Inde et la Russie, qui se livrent ensemble à un coup de maître diplomatique et économique.
Trump 2.0 est considéré comme indophile, en grande partie en raison de la compréhension de son équipe quant à la manière dont l’Inde peut servir de contrepoids économique et militaire partiel à la Chine en Eurasie. Pourtant, il vient de signer un décret exécutif visant à « modifier ou annuler les dérogations aux sanctions… y compris celles liées au projet de port iranien de Chabahar ». Ce port est essentiel au corridor de transport Nord-Sud (NSTC) sur lequel l’Inde s’appuie pour équilibrer la Chine en Asie centrale et empêcher la dépendance disproportionnée de la Russie à son égard, deux objectifs qui s’alignent sur les objectifs américains.
L’administration Biden a également menacé d’annuler cette dérogation , bien que pas aussi directement ni de manière officielle que Trump 2.0 vient de le faire, en réponse à l’accord de dix ans sur le port de Chabahar signé en mai dernier entre l’Inde et l’Iran. Les dernières menaces ont coïncidé avec un rapport du gouvernement indien sur la façon dont le trafic maritime le long de cette route a grimpé de 43 % l’année dernière et le trafic de conteneurs de 34 %. Cela précède également le voyage du Premier ministre Modi à Washington à la fin de la semaine prochaine, où ils devraient discuter des liens commerciaux, des questions militaires et de la Russie.
La dernière partie pourrait prendre la forme d’une explication par l’Inde du rôle qu’elle joue pour éviter de manière préventive une dépendance potentiellement disproportionnée de la Russie à l’égard de la Chine, par le biais de ses achats à grande échelle de pétrole à prix réduit et des projets qu’elle a pour étendre les échanges commerciaux dans le secteur réel à travers le NSTC. Modi pourrait donc demander des dérogations aux sanctions, sinon l’Inde pourrait se sentir obligée de risquer une crise avec les États-Unis en les défiant sur la question de la Russie et de l’Iran, ou bien elle abandonnera son exercice d’équilibre eurasien au détriment de leurs deux partenaires.
Après avoir expliqué l’importance stratégique du port de Chabahar pour les États-Unis, en raison de l’utilisation qu’en fait l’Inde pour contrebalancer l’influence chinoise en Asie centrale et sur la Russie, il est temps d’examiner les raisons pour lesquelles Trump risquerait de mettre en péril ce port par le biais de cette clause particulière de son dernier décret. Voici trois explications qui ne s’excluent pas mutuellement. Il se pourrait même que Trump n’ait eu en tête que la première, mais qu’il ait ensuite réalisé que la deuxième et la troisième pouvaient également être utilisées à son avantage.
Il ne fait aucun doute que la modification ou l’annulation de la levée des sanctions de l’Inde pour le port de Chabahar vise à contraindre l’Iran à faire des concessions aux États-Unis, puisque le décret exécutif qui le décrète concerne explicitement la reprise de la politique de « pression maximale » de son premier mandat. L’avenir de l’économie iranienne dépend encore plus du NSTC que ne le font les accords indien et russe, et menacer sa viabilité est donc censé augmenter les chances qu’il se plie à ses exigences en matière de missiles et d’énergie nucléaire.
Néanmoins, étant donné que l’Inde et la Russie ont également des intérêts importants dans le NSTC, il pourrait aussi espérer que l’une ou les deux pourraient alors encourager l’Iran à conclure un accord (probablement déséquilibré) avec les États-Unis en échange du maintien de l’essentiel de la dérogation initiale aux sanctions de son premier mandat en guise de récompense. En partant de là et indépendamment du fait que ce qui suit était déjà ce qu’il avait prévu ou non, une autre possibilité est que sa menace de modifier ou d’annuler cette dérogation ait pour but de faire pression sur l’Inde dans un contexte bilatéral.
Trump avait critiqué auparavant le recours aux tarifs douaniers par Modi, mais à l’approche de leur sommet, des rumeurs ont circulé selon lesquelles ils lanceraient des négociations de libre-échange . Trump pourrait donc penser que menacer l’équilibre eurasien de Modi pourrait inciter à des concessions commerciales. Il est d’une importance stratégique majeure pour l’Inde d’empêcher la Russie de devenir le partenaire junior de la Chine, afin que l’Inde puisse faire un compromis sur le commerce avec les États-Unis en vue d’une dérogation au Chabahar afin de conserver cet équilibre sans risquer une crise avec les États-Unis en défiant ses menaces de sanctions contre l’Iran.
La dernière explication à la menace de Trump de modifier ou d’annuler cette dérogation est qu’il veut faire pression sur la Russie en lui rappelant que la soupape de sécurité alternative contre les sanctions occidentales sur laquelle elle s’appuie pour éviter de manière préventive une dépendance potentiellement disproportionnée à l’égard de la Chine pourrait bientôt être coupée. L’objectif pourrait être d’augmenter les chances que Poutine accepte des compromis difficiles sur ses objectifs maximums dans l’ opération spéciale en échange du maintien de cette dérogation par l’Inde et donc de la viabilité du NSTC.
Dans ce scénario, la Russie serait contrainte de choisir entre ces compromis difficiles ou devenir le partenaire junior de la Chine, par désespoir de poursuivre l’opération spéciale pour atteindre ses objectifs maximums, ce qui impliquerait de vendre toutes les ressources naturelles à la Chine à des prix dérisoires. Poutine a jusqu’à présent hésité à le faire, refusant même de conclure un tel accord sur le pipeline Power of Siberia II, négocié de longue date, lors de son dernier voyage à Pékin en mai dernier, afin de pouvoir conclure un accord avec Trump.
On s’attend à plus de clarté d’ici la fin du mois puisque le voyage de Modi à Washington aura lieu du 12 au 14 février , la prochaine conférence de Munich sur la sécurité aura lieu du 14 au 16 février , l’envoyé spécial de Trump pour l’Ukraine et la Russie, Keith Kellogg, se rendra ensuite à Kiev le 20 février pour partager le plan de paix de Trump avec Zelensky après en avoir d’abord informé les dirigeants occidentaux à Munich, puis il pourrait se rendre à Moscou pour en parler avec Poutine puisqu’il sera dans le quartier si Trump ne l’appelle pas en premier.
Selon Bloomberg , le plan de Trump consisterait à « geler le conflit et à laisser en suspens le territoire occupé par les forces russes tout en offrant à l’Ukraine des garanties de sécurité » afin de créer les conditions permettant à l’Ukraine d’organiser ses élections présidentielles et parlementaires, longtemps reportées. Cette séquence avait été annoncée plusieurs jours avant la publication de ce rapport , qui soulignait qu’elle nécessiterait des compromis de la part de Poutine.
Le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, a ensuite révélé que des négociations avec Zelensky étaient hypothétiquement possibles, même si Moscou considère que le maintien au pouvoir du président ukrainien est illégitime, ce qui suggère que Poutine pourrait sérieusement envisager des compromis. Cela n’a peut-être aucun lien avec le décret présidentiel de Trump datant de la veille de la déclaration de Peskov, mais il est possible que les pressions à venir liées au NSTC contribuent à convaincre Poutine de conclure un accord.
En réfléchissant aux idées partagées dans cette analyse, on peut soutenir que la menace de Trump de modifier ou d’annuler la levée des sanctions de l’Inde pour le port iranien de Chabahar est motivée par sa volonté de faire pression sur l’Iran, l’Inde et la Russie d’un seul coup dans un coup de maître diplomatique et économique. Cela ne signifie pas qu’il parviendra à obtenir les compromis (ou même les concessions dans certains cas) qu’il espère, mais simplement qu’il essaie de faire d’une pierre trois coups, ce qui est très astucieux.
Andrew Korybko
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