Bruxelles, correspondance
Depuis plusieurs semaines, un climat d’inquiétude s’est installé dans le monde des ONG environnementales, qui vont jusqu’à craindre pour leur existence. En cause, une offensive menée par une partie du Parlement européen pour restreindre, voire supprimer, les financements issus du programme Life, un instrument essentiel du soutien à la protection de la nature et du climat.
Derrière cette offensive, une bataille idéologique : d’un côté, les organisations de la société civile qui militent pour des mesures écologiques ambitieuses ; de l’autre, les intérêts industriels et conservateurs qui considèrent que ces financements sont détournés à des fins de plaidoyer.
Ne pas nuire à la « réputation » de l’UE
Créé en 1992, le programme Life permet à la Commission de soutenir des entités à but non lucratif qui participent à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique de l’Union. Avec un budget de 5,4 milliards d’euros pour la période 2021-2027, il ne représente que 0,3 % du budget global de l’Union européenne (UE), mais constitue un levier essentiel pour des ONG comme Les Amis de la Terre, le WWF, ClientEarth ou la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).
Grâce à ces fonds, des projets majeurs ont vu le jour. À la LPO, il a permis de protéger le vison d’Europe, de sauvegarder le gypaète barbu ou de mener des activités de sensibilisation.
Aujourd’hui, ces financements sont fragilisés. Le 7 mai dernier, la Commission européenne a publié de nouvelles orientations proposant d’exclure de ces subventions les ONG engagées dans des activités de plaidoyer. Objectif : éviter tout « risque pour la réputation » des institutions européennes.
Par exemple, certaines ONG qui bénéficient des fonds ont dénoncé l’accord de libre-échange entre l’UE et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Bolivie), notamment pour ses conséquences environnementales. Les conservateurs ont dénoncé ce « double jeu » : l’UE financerait des groupes qui critiquent ses propres accords.
En pratique, ces règles pourraient empêcher le financement d’actions essentielles comme « envoyer des lettres, organiser des réunions ou fournir du matériel de plaidoyer aux institutions européennes ou à certains de leurs membres ; ou identifier des membres ou des fonctionnaires spécifiques d’une institution afin d’évaluer ou de décrire leurs positions, ou encore de discuter d’un contenu ou d’un résultat politique précis ». Si une ONG franchissait cette ligne définie de manière large et vague, sa subvention pourrait être refusée ou suspendue.
La droite et l’extrême droite aux manettes
Cette réorientation budgétaire est soutenue par une frange influente du Parlement européen : des députés de son plus grand groupe, le Parti populaire européen (PPE) ; des membres des Conservateurs et réformistes européens (ECR) ou encore des Patriotes pour l’Europe, dont fait partie Jordan Bardella, président du Rassemblement national (RN).
Leur principal argument : les ONG détourneraient des fonds publics pour mener des activités de lobbying politique, constituant selon eux une forme d’ingérence dans le processus démocratique. Ils ont même accusé la Commission de payer des militants écologistes pour faire discrètement du lobbying en son nom en faveur du Pacte vert. Des accusations balayées par les ONG, qui rappellent que leur travail contribue à la construction du débat politique européen, sans recevoir d’ordre de la Commission.
La commission parlementaire de contrôle budgétaire, dirigée par l’eurodéputé PPE allemand Niclas Herbst, a récemment demandé à l’exécutif européen la remise d’une trentaine de contrats de subventions octroyées à des réseaux d’ONG environnementales, dans le cadre du programme Life. Le média Politico a analysé 28 de ces contrats, et conclut que la Commission n’a jamais donné d’instructions directes pour faire du plaidoyer en son nom.
« Toute ONG qui critique les institutions pourrait être réduite au silence »
« C’est une tentative claire de museler la société civile, qui joue un rôle de contre-pouvoir face aux intérêts industriels », s’insurge Hans van Scharen, du centre de recherche Corporate Europe Observatory. Il rappelle que les ONG environnementales, malgré des budgets dérisoires, ont eu une tâche clé ces dernières années, en défendant des régulations plus strictes sur les émissions de gaz à effet de serre et les énergies fossiles.
Monika Hohlmeier, eurodéputée PPE et vice-présidente de la commission des budgets, est l’une des figures de cette charge. Selon elle, les financements alloués aux ONG poseraient un « problème de transparence » et risqueraient d’exercer une influence indue sur les politiques européennes. « L’argent des contribuables européens ne doit pas servir à faire pression sur les institutions », a-t-elle martelé au Parlement, dénonçant des « protestations de masse » et des « campagnes de mailing intensives » ciblant les députés défendant « un point de vue différent de celui des ONG » — notamment pour torpiller les accords de libre-échange entre l’UE et le Mercosur.
Or, aucun des contrats analysés par Politico ne mentionne d’actions contre ce traité, ni l’organisation de manifestations d’ampleur ou d’envois massifs de courriels. La posture adoptée par Monika Hohlmeier s’est d’ailleurs retournée contre elle : comme l’a révélé Corporate Europe Observatory, qui surveille l’influence des lobbies au sein des institutions européennes, l’eurodéputée perçoit75 000 euros annuels de BayWa, où elle siège au conseil de surveillance, une entreprise allemande qui a bénéficié de 6,5 millions d’euros… du programme Life.
Un rapport de force inégal
Si les partisans de cette réforme pointent un supposé excès d’influence des ONG, les chiffres racontent une tout autre histoire. Le financement du programme Life représente environ 15,6 millions d’euros par an pour les ONG, tandis que les lobbies industriels investissent près de 1,7 milliard d’euros chaque année pour influencer la politique de l’UE.
« Le vrai scandale, ce n’est pas que des ONG tentent d’influencer les politiques publiques, c’est que les multinationales le font avec des moyens colossaux, sans le moindre contrôle démocratique », dénonce Hans van Scharen, qui met en garde contre une asymétrie dangereuse : « Toute ONG qui critique les institutions pourrait être réduite au silence. »
La campagne de la droite et de l’extrême droite contre les ONG s’étend même au-delà du programme Life. Transparency International, qui enquête sur les conflits d’intérêts au sein du Parlement européen, est également dans le viseur du PPE. Niclas Herbst, président de la commission du contrôle budgétaire, a récemment demandé un audit complet des financements octroyés à cette organisation.
Quelle riposte des ONG ?
Face à cette offensive, la société civile s’organise. Allain Bougrain Dubourg, président de la LPO, appelle les eurodéputés et le gouvernement français à défendre le rôle essentiel des ONG dans la transition écologique. « Les financements du programme Life sont une bouée de sauvetage pour des centaines de projets environnementaux en Europe », rappelle-t-il.
Plusieurs organisations envisagent de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), arguant que ces nouvelles restrictions vont à l’encontre des principes de transparence et de participation citoyenne inscrits dans les traités européens.
Les négociations qui se poursuivent jusqu’à fin mai sur le budget de la Commission seront déterminantes. Pour Hans van Scharen, l’enjeu est clair : « Cette bataille ne concerne pas seulement l’avenir du programme Life. Elle pose une question plus large : voulons-nous une Union européenne où les citoyens et la société civile ont encore leur mot à dire, ou un espace verrouillé par les intérêts privés ? »
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