Cet article est publié en partenariat avec la Revue Salamandre.
Lac du Der-Chantecoq (Grand Est), reportage
La voix grésille à chaque arrêt : « Prenez garde à l’intervalle entre le marchepied et le quai. » Soupir, retour à la civilisation. Ventilation, valise grinçante, sifflement de nez, le moindre bruit me rappelle les notes roulées de la grue cendrée. La nostalgie m’envahit. Ce son inoubliable m’a transportée dans un monde parallèle le temps de deux journées en Champagne-Ardenne…
Rembobinons. Cet après-midi de février, la voie cyclable au départ de Saint-Dizier défile depuis quarante minutes entre trois autoroutes. À gauche, un canal dans son corset de béton. À droite, une file de voitures à l’heure de pointe. En haut, des avions militaires en exercice déchirant la grisaille dans un fracas assourdissant. Les Rafale ont-ils volé l’espace aérien et sonore aux oiseaux ? Pour l’instant, l’absence du peuple ailé est criante.
Avec la baisse de luminosité, le bal militaire s’arrête enfin. Bientôt, un son, le son, me décroche un large sourire. « Grrou krirr gruh ! » Une troupe de grues cendrées rangées en V, avec leur cou et leurs pattes étirés, survole les terres industrialisées dans la même direction que moi.

En vol, les grues cendrées adoptent des formation en Y ou en V.
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Peu après, sur la rive opposée du canal, j’aperçois une des leurs postée telle une statue grise de la taille d’un petit humain à l’orée d’un bois. Léger coup de frein, mains sur les jumelles et… trop tard, la gracieuse silhouette haute sur pattes s’est déjà envolée, en gaspillant sa précieuse énergie. Évidemment, la créature à la prudence légendaire a été plus maline que moi.
La piste bifurque et s’enfonce dans la forêt. Les lignes droites se muent en courbes organiques. La nuit glaciale est déjà bien installée quand je longe les eaux noires de l’immense lac du Der, accompagnée des cliquetis de la roue libre du vélo.
J’imagine la foule de grues rassemblée dans les zones tranquilles et peu profondes du lac. Enveloppées dans un édredon de brume, la tête posée sur leur dos, elles gardent un pied dans l’eau, l’autre relevé au chaud dans le plumage.
À quoi rêvent-elles ? Comme pour moi cette nuit, leur sommeil n’est pas profond. Dans leur pataugeoire, ces dormeuses sont prêtes à donner l’alarme au moindre frémissement de l’onde. Le liquide est leur allié indispensable dans les ténèbres.
Sons et lumières
« Bien dormi ? C’était important de se lever avant l’aurore, car les grues sont très matinales », me motive Antoine Cubaixo. Ce guide ornithologue ne compte plus les petits matins à faire découvrir avec passion les trésors à plumes aux touristes venus de toute l’Europe. Nous avançons par un froid de canard sur une jetée pour observer le spectacle du lever de grues.
Dans le jour naissant, le guide repère à la longue-vue quatre groupes de plusieurs centaines d’individus sur des îlots lointains. Réveillés, les oiseaux à échasses font un brin de toilette, protégés par leur enceinte aquatique. Déjà, leur concert de trompettes en stéréo déploie une toile sonore ininterrompue. Ils prennent leur temps ce matin.
Le lac du Der-Chantecoq et son écrin de roselières, marais et boisements est un paradis ornithologique. Pourtant, sa naissance fut un enfer : en 1974, la mise en eau de ce réservoir artificiel a englouti trois villages et leurs alentours sur 4 800 ha. Cette retenue parmi les plus étendues d’Europe régule les eaux du bassin de la Seine pour tamponner les crues à Paris.
« Le Der est comme une mer intérieure avec des marées, explique Antoine Cubaixo. Il se vide à partir de juillet pour soutenir l’étiage de la Marne. La baisse du niveau découvre des vasières et des îlots, qui attirent les migrateurs en automne. En décembre, il se remplit à nouveau. »

Lors de leurs escales dans des zones humides, les grues se nourrissent notamment dans des cultures alentours.
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On peut observer plus de 300 espèces d’oiseaux dans cette réserve nationale de chasse et de faune sauvage. Avec l’essor de la culture de maïs dans les années 1970, dont sont friandes les grues, le gîte et le couvert sont offerts sur un plateau. Après des années d’absence en France, les premières revenantes l’ont adopté durant l’hiver 1975-1976. L’année suivante, trente-quatre ont été dénombrées. Aujourd’hui, au 14 janvier 2024, elles sont estimées à 30 500 !
La mi-janvier marque les premiers frémissements migratoires en Champagne et le gros du départ se déroule dans la première quinzaine de février. Celles que l’on observe aujourd’hui sont majoritairement venues d’Espagne.
Départs fanfaronnants
7 h 30, le brouhaha gagne en intensité. Ça y est, un premier groupe file enfin en direction du nord-est ! D’autres suivent, sortant de toutes parts dans la clarté du matin. D’abord désorganisés, les petits points se rangent en lignes, en V ou, quand ils sont plus d’une centaine, en chevrons ou en vastes arcs de cercle.
Ces formations permettent d’économiser de l’énergie en profitant de la poussée d’air provoquée par l’oiseau qui précède, comme les cyclistes qui se maintiennent dans le peloton. « Il n’y a pas de meneuse, toutes se relaient à la tête de la formation, explique l’ornithologue, un café entre ses doigts glacés. Ce sont des groupes familiaux : des couples avec ou sans leurs jeunes, et d’autres individus qui peuvent avoir des liens de parenté. Beaucoup retournent sur leurs sites de naissance ou de nidification. »
Bilan de la matinée : plus de 600 individus. « Un chiffre correct pour la saison. Les rassemblements les plus spectaculaires sont automnaux, à l’image du record du 3 novembre 2019 avec 268 120 grues, soit presque la totalité des hivernantes d’Espagne ! se rappelle l’ornithologue. Elles étaient bloquées sur leur route par une mauvaise météo, puis ont toutes décidé de partir en même temps quand l’anticyclone s’est installé. »
Concert dînatoire
L’après-midi, je rejoins Jean Chevallier pour sillonner la plate campagne alentour. Ce peintre animalier est devenu un fin connaisseur de sa région d’adoption à force d’y scruter la faune presque tous les jours de l’année. Nous recherchons… des grues, évidemment. De celles qui ont choisi de prolonger leur halte pour reprendre des forces.
« Il y a quelques jours encore, il y avait des groupes un peu partout dans les prés mouillés ou sous quelques chênes. Elles étaient parfois plusieurs dizaines assez bruyantes », dit le naturaliste. Aujourd’hui, nous repérons au loin une petite poignée de grues paisibles, plantées dans une prairie bien verte semée d’oies cendrées et rieuses.

Les grues ont un régime très varié : maïs, insectes, graines…
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Dans l’objectif de la longue-vue, malgré le soleil déclinant, quelques immatures sont reconnaissables à leur plumage plus terne tirant sur le brun. Leur tête et leur cou affichent une esquisse de marques noires et blanches typiques du futur plumage adulte.
C’est l’heure de décadenasser le vélo pour rejoindre le gîte. La nuit arrive et, avec elle, des centaines de nouvelles arrivantes qui se dirigent vers le lac en fanfare. « La journée de demain s’annonce bien, sourit Jean. Les grues partent souvent en fin de matinée, avec les thermiques. Comment devinent-elles que la météo sera bonne ? Comment se concertent-elles sur le départ et la destination ? » Ses questions s’évaporent dans l’obscurité.
Crescendo d’émotions
Dernier réveil piquant avant l’aube. Cette fois, je me recroqueville comme un rocher parmi les rochers pour m’effacer sur une digue à la vue dégagée. La notion du temps se perd parmi les clapotis de l’eau. La clameur des grues monte déjà. Bientôt, le ciel en feu se zèbre de guirlandes mouvantes.
Quand les voyageuses se mettent à planer l’une après l’autre, entre les séries d’amples battements d’ailes, ces rubans sont comme soulevés par une onde invisible. En une dizaine de minutes seulement, je crois compter plus de 1 000 migratrices. Certains groupes me survolent à quelques mètres, en m’offrant des bribes de leurs conversations et des bruissements d’ailes. Je vois leurs becs s’entrouvrir au moment des « grou » sonores, ou des quelques « sîîî » aigus des jeunes.
Ces cris ont « ouvert un tiroir secret de mon âme dont je ne possédais pas la clef », écrivait le poète suédois Bengt Berg (1885-1967). Seule une interrogation plane encore dans l’air : que vont devenir les grandes voyageuses ces prochains mois ?
Cet article est issu du n° 286 de la Revue Salamandre, « L’appel des grues », qui vient juste de paraître.
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