Le système de gestion de l’eau a été détourné pour servir les intérêts d’une minorité : les plus gros agriculteurs irrigants. C’est ce que révèle Greenpeace dans un rapport publié jeudi 13 février. Alors que les pressions sur l’eau ne vont que s’accroître avec le dérèglement climatique, l’ONG explique la bataille d’influence que livrent les tenants de l’agro-industrie pour avoir toujours plus recours à l’irrigation.
Ce procédé, qui alimente 7 % de la surface agricole utile, est responsable de près de la moitié de la consommation d’eau en France, loin devant l’eau potable. Or, ces volumes d’eau gigantesques ne servent pas à nourrir directement la population : l’irrigation est très utilisée pour la culture du maïs, essentiellement destinée aux animaux d’élevage.
Greenpeace analyse dans son enquête comment les lobbies agro-industriels manipulent la gouvernance locale de l’eau, et ce avec la complicité de l’État. Ici, l’ONG se concentre sur deux sous-bassins : la Boutonne (situé à cheval sur la Charente-Maritime et les Deux-Sèvres) et le Clain (situé à cheval sur la Vienne, les Deux-Sèvres et une petite partie de la Charente).
Avant de s’y intéresser dans le détail, il faut savoir qu’en France, les comités de bassin surnommés « parlements de l’eau » planifient la gestion de la ressource sur chacun des grands bassins versants. Sur le terrain, cette politique est déclinée par les commissions locales de l’eau (CLE), constituées de représentants de l’État, d’élus locaux et d’usagers (agriculteurs, industriels, particuliers, associations environnementales). C’est à ce niveau que sont déterminés les volumes prélevables sur chaque sous-bassin.
Des instances noyautées par l’agro-industrie
Ces commissions locales de l’eau sont le premier levier utilisé par les lobbys de l’agro-industrie pour servir leurs intérêts. Ces instances sont noyautées par les défenseurs de l’agriculture intensive selon le rapport de Greenpeace. « Que ce soit sur la Boutonne ou sur le Clain, la totalité des représentants agricoles membres de la CLE sont des irrigants, quasiment tous céréaliers », écrit Hélène Arambourou, l’autrice du rapport. Les agriculteurs bio, les éleveurs et maraîchers n’y participent quasiment pas.
Le manque de diversité est d’autant plus important lorsque l’on sait que des élus locaux également agriculteurs ou liés au monde agricole siègent dans ces commissions uniquement au titre de leur mandat. Ainsi, dans la CLE de la Boutonne, sur les 58 sièges, 5 sont théoriquement prévus pour les agriculteurs. Dans les faits, 21 sièges sont occupés par des personnes ayant des intérêts privés agricoles, dont 12 liées à l’irrigation.
Ce phénomène de « double casquette » multiplie les conflits d’intérêts. « Certains élus ont un intérêt privé dans le maintien d’un système d’irrigation intensif, voire dans la construction des mégabassines », déplore l’autrice du rapport. Les comités de bassin n’échappent pas à cette logique et sont, eux aussi, verrouillés par les défenseurs de l’agriculture intensive.
Malgré leur influence dans les instances de gouvernance de l’eau, il arrive que celles-ci parviennent à faire adopter des textes protégeant les milieux aquatiques et les différents usages de l’eau. « Dans ces cas-là, ils n’hésitent pas à saisir les tribunaux administratifs afin de faire annuler les textes qui les dérangent », note le rapport.
En 2022, la FNSEA a par exemple tenté de faire modifier auprès du tribunal administratif d’Orléans le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux Loire Bretagne — la feuille de route de ce grand bassin — car il conduisait à « une réduction des usages de l’eau […] donc à une réduction de la production agricole ». La FNSEA n’a pas obtenu gain de cause.
Le déni scientifique
Au-delà du levier administratif, pour éviter d’appliquer ces textes, les défenseurs de l’irrigation intensive jouent la montre en obtenant leurs reports successifs. Ainsi, sur le bassin de la Boutonne, la CLE s’est accordée sur des volumes maximums à prélever ; cet objectif initialement fixé à 2015, a été repoussé à 2027. Sur le Clain, l’élaboration du schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) a pris treize ans, toujours selon l’enquête de Greenpeace.
Si cela ne fonctionne pas toujours pas, une autre technique des lobbys de l’agro-industrie consiste à remettre en cause les études scientifiques prônant la réduction des prélèvements ou à dénigrer les établissements publics qui s’appuient sur ces études à l’aide d’arguments anti-science. Par exemple, sur le sous-bassin du Clain, un représentant agricole a déclaré en séance qu’une étude sur les volumes d’eau disponibles « tentait de faire croire qu’il y a une pénurie d’eau » et qu’au contraire « l’eau était abondante ».
Pour contrer les conclusions scientifiques, les tenants de l’agro-industrie « réclament des études socioéconomiques, utilisées comme prétexte afin de retarder toute décision », poursuit l’autrice du rapport.
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Prêts à tout, ils vont même jusqu’aux menaces et violences, relève le document de Greenpeace. Dans le cas du Clain, l’Établissement public territorial du bassin (EPTB) de la Vienne a fait les frais de la colère des acteurs agricoles. La semaine précédant un vote sur des prélèvements en eau par la commission locale de l’eau, les locaux de l’EPTB ont été souillés par de l’huile de vidange déversée par la Coordination rurale et un cercueil et des affiches anti-EPTB ont été déposés devant la préfecture.
L’État complice
Face à toutes ces dérives, que fait l’État ? Il ferme les yeux voire les encourage au nom de la paix sociale, dénonce le rapport de Greenpeace. Au niveau local, de nombreux préfets sont des alliés des lobbys agricoles. Par exemple, « sur le bassin du Clain, l’ancien préfet de la Vienne, Jean-Marie Girier, a systématiquement soutenu les positions des irrigants, allant jusqu’à remettre en cause la légitimité de l’étude qui démontrait la nécessité de réduire les prélèvements ».
Au niveau national, c’est la même défense des intérêts agro-industriels. Alors qu’en 2023, le plan eau du gouvernement visait à réduire de 10 % les consommations d’eau tous secteurs confondus d’ici à 2030, cet objectif ne s’applique finalement pas au secteur de l’agriculture.
Parallèlement, en novembre dernier, le gouvernement a supprimé 130 millions d’euros au budget des agences de l’eau, préférant mettre de l’argent dans la construction des mégabassines. Un fond doté de 20 millions d’euros en 2025 et de 30 millions d’euros à partir de 2025 a été créé pour financer de nouveaux ouvrages de stockage d’eau.
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