En moins de vingt ans, la population de tigres en Inde s’est rétablie, passant de 1 411 individus en 2006 à plus de 3 600 aujourd’hui. Coup de chance ou résultats d’une stratégie enfin efficace ? Coulisses d’une bonne nouvelle.
Au début du siècle dernier, ils étaient entre 40 000 et 50 000 à parcourir le pays. En 1972, ils n’étaient plus que 1 872. A cause de la déforestation, du braconnage (croyances de vertus médicinales), des conflits et de l’augmentation des habitants, la population des tigres s’est effondrée en Inde. Un phénomène qui est en train de s’inverser. Comment ? Est-ce vraiment le résultat des politiques de conservation successives ? Explications.
« ils étaient entre 40 000 et 50 000 à parcourir le pays »
Une politique de conservation ambitieuse
Pour contrer cette tendance et préserver le symbole national, le gouvernement lance dès le début des années 70 le “Projet Tigre” (Tiger Project), avant de s’allier à d’autres pays de la région en 2010 pour fonder le Programme mondial de rétablissement du tigre.
Près de 50 ans plus tard, le pari est réussi : 3 167 tigres du Bengale parcourent désormais le territoire, selon les chiffres officiels.

“L’Inde abrite aujourd’hui environ 75 % de la population mondiale de tigres dans un environnement où la densité humaine est l’une des plus élevées au monde”, félicite Yadvendradev V. Jhala, membre de l’Institut indien de la faune sauvage.
Si selon le chercheur, la clé de ce succès réside certainement dans les politiques de conservation mises en œuvre par les gouvernements successifs, “il est crucial d’évaluer les facteurs socio-écologiques qui, sur le terrain, sont liés à la persistance, au rétablissement et à l’extinction localisée des tigres”.
Pour ce faire, le chercheur et son équipe se mettent au travail, et entendent déterminer les critères culturels, économiques et sociaux conduisant tour à tour à l’extinction locale de l’espèce, ou au contraire à son développement. Leur objectif est simple : favoriser le succès d’autres stratégies de conservation des félins rayés à travers le monde, et ainsi mieux protéger la faune sauvage. Le 30 janvier 2025, leur nouvelle étude est publiée dans la revue scientifique Science.
Comment assurer la prospérité du félin ?
D’abord, les scientifiques déterminent les conditions qui conduisent statistiquement à l’effondrement de l’espèce : perte d’habitat, épuisement des proies, conflits directs avec les humains et braconnage, en plus d’une faible densité de population et à de grands besoins en termes d’espace pour chaque individu.
Ces facteurs de risque ne sont pas seulement propres aux tigres, ils sont aussi applicables à tous les grands carnivores. Lorsque ces circonstances se combinent, au-delà de la perte directe pour l’espèce, c’est tout un écosystème qui est bouleversé.
En effet, en tant que grand prédateur, le tigre du Bengale est au sommet de la chaîne alimentaire. En dessous de lui, des centaines d’autres espèces animales et végétales forment ensemble un écosystème diversifié et souvent équilibré : “La simple présence d’un prédateur au sommet de la chaîne alimentaire annonce généralement l’existence d’un écosystème complexe, composé de végétation, de proies et souvent d’une communauté fonctionnelle de mésocarnivores”, expliquent les scientifiques.
On retrouve donc très souvent dans les zones occupées par les tigres différents types de cervidés (cerf tacheté, cerf sambar ou cerf des marais) et le gaur, un bovidé sauvage natif du continent, qui constituent ses proies privilégiées.
Le tigre : porte-étendard charismatique de toute une biodiversité
Les chercheurs ont également constaté la présence d’autres espèces de mégafaune dans les régions occupées par le prédateur. C’est le cas de l’éléphant d’Asie, mais aussi du léopard, du dhole (un chien sauvage) et de l’ours paresseux. “Ces données renforcent “le rôle parapluie” des tigres dans l’extension des co-bénéfices à la biodiversité et à la biosphère”.
Alors, comment l’Inde est-elle parvenue à inverser la tendance et assurer la pérennité de l’espèce, malgré des moyens limités et une population grandissante ? Le premier facteur de réussite est sans aucun doute une stratégie “combinée” de gestion de l’espace.
“Le rétablissement des grands carnivores dans des habitats fragmentés au milieu de régions surpeuplées et pauvres du Sud global est un défi difficile, souvent imprégné d’une vision dogmatique de séparation des populations et des prédateurs”, expliquent les auteurs du rapport.
Opposées aux aires protégées strictes (sans présence humaine), les politiques de cohabitation sont souvent jugées “irréalisables”, au motif que “le chevauchement ne peut qu’exacerber le conflit”. Pourtant, les politiques d’expulsion d’humains ne sont pas plus désirables que celles de supprimer les animaux sauvages de notre decorum. Comme le rappelle Survival International, en 2019 :
« La Cour suprême de l’Inde a ordonné d’expulser jusqu’à 8 millions de personnes tribales et autochtones, ainsi que d’autres habitants des forêts, ce que les militants ont qualifié de « désastre sans précédent » et de « la plus grande expulsion massive jamais vue au nom de la protection de la nature ». »
Cohabitation : combiner les modèles de conservation
“L’erreur à l’époque fut d’expulser les populations contre leur gré, ce qui les a rendues hostiles au tigre et les a incitées à travailler main dans la main avec les braconniers”
Contre toute attente, l’Inde est parvenue à associer judicieusement ces deux modèles de conservation. L’occupation des tigres sur le territoire a augmenté de 30 % au cours des deux dernières décennies, ce qui représente un gain de 2 929 kilomètres carrés par an pour l’espèce.
Aujourd’hui, l’Etat indien abrite la plus grande population mondiale de Tigre du Bengale, répartie sur 138 200 kilomètres carrés au total. Si les tigres occupent en permanence des zones protégées sans humains et riches en proies (35 255 kilomètres carrés), “ils ont également colonisé des habitats connectés à proximité qui étaient partagés par environ 60 millions de personnes”, relèvent les chercheurs.
Les régions concernées par cette cohabitation sont relativement prospères sur le plan économique, et une grande partie de la population se repose finalement sur le rayonnement emblématique du tigre pour en tirer des « des avantages financiers substantiels” du point de vue touristique.
Si les dérives du tourisme animalier existent partout, l’Inde encourage particulièrement une forme d’éco-tourisme à travers des safaris dans les réserves, notamment éducatifs, ou des treks et visites de tours d’observation en périphérie, sans compter l’attraction pour les photographes animaliers et autres professionnels.
Les populations bénéficient également des indemnités ou avantages offerts par le gouvernement pour compenser les pertes causées par la cohabitation. Si les dégâts sont principalement matériels, il n’est pas question de nier que des cas de décès liés au tigre continuent de faire parfois l’actualité.
A contrario, les taux de colonisation des tigres sont plus faibles dans les zones à taux de pauvreté rurale élevé. “Souvent, les communautés marginalisées dépendent fortement de l’exploitation extractive des ressources forestières et de la viande de brousse pour leurs moyens de subsistance”, ce qui devient rapidement insoutenable avec la concurrence du grand félin. Finalement, la prospérité économique obtenue “grâce à une utilisation alternative et non consommatrice des écosystèmes et de la biodiversité” permet aux tigres et aux écosystèmes associés de se rétablir, soulignent les auteurs de l’étude.
Outre ces espaces de cohabitation, le gouvernement appuie aussi sa politique sur des milliers de kilomètres d’aires protégées de toute présence humaine, permettant aux tigres d’évoluer sans concurrence. Si le pouvoir en place semble avoir développé aujourd’hui une approche incitative, basée sur le départ volontaire des individus contre une indemnisation de leur terre, il n’en a pas toujours été ainsi :
“L’erreur à l’époque fut d’expulser les populations contre leur gré, ce qui les a rendues hostiles au tigre et les a incitées à travailler main dans la main avec les braconniers”, concède M. Jhala au Monde, revenant sur la genèse des aires protégées du pays.
A l’abri des conflits
Autre facteur de prospérité pour le félin : la stabilité politique. “Les exemples abondent dans le monde entier où l’instabilité politique conduit à un déclin drastique de la faune sauvage, en particulier des espèces menacées faisant l’objet d’un commerce”, détaillent les chercheurs qui alertent sur ces régions de conflit devenues zone de non-droit, paradis du braconnage.
“En Inde, le parc national de Manas a perdu son grand rhinocéros à une corne pendant le conflit politico-ethnique ; la population de rhinocéros du Népal a été décimée pendant la période de troubles civils”, regrette M. Jhala. “Par conséquent, il n’est pas surprenant de voir les tigres et leurs proies absents ou extirpés des régions en proie à des conflits armés”. C’est le cas notamment des réserves de tigres touchées par le conflit naxalite, situées dans les États du Chhattisgarh et du Jharkhand.
“Il s’agit de zones où, avec une plus grande stabilité politique, on pourrait s’attendre à un rétablissement des tigres”.
Des leçons à tirer
Finalement, une des plus grandes leçons de cette étude réside dans le fait que, plus que la densité humaine, ce sont les attitudes et modes de vie de la population locale, tout comme une meilleure connaissance des animaux, qui déterminent le succès d’une cohabitation avec la faune sauvage.
“Le succès du rétablissement du tigre en Inde offre d’importantes leçons aux pays où vit cette espèce, ainsi qu’à d’autres régions pour la conservation des grands carnivores tout en bénéficiant simultanément à la biodiversité et aux communautés”, concluent les auteurs de l’étude.
Si la communauté scientifique salue cette bonne nouvelle, certains chercheurs regrettent toutefois le manque de transparence dans l’évaluation des données gouvernementales et la méthodologie utilisée.
– L.A.