Lunel (Hérault), reportage
Dans la petite cabane perdue au milieu de la Camargue, la rencontre a bien failli tourner court. Malgré le vent glacial qui balaie les prairies humides, l’éleveur de taureaux a immédiatement chauffé l’ambiance : « Comment peut-on se dire “écologiste” et accepter toutes ces lois qui étouffent l’agriculture ? » En face de lui, Benoît Biteau, député vert, accuse le coup en lissant sa moustache.
Ce jour-là, l’élu, par ailleurs éleveur, accompagne une délégation de Lunel Collectif, initiative municipaliste dans la ville héraultaise voisine. Objectif : « Mieux comprendre les enjeux auxquels font face les producteurs locaux », selon Lise Florès, l’une des membres de ce groupe citoyen. Et dans ce territoire coincé entre la garrigue et les étangs, qui dit agriculture, dit taureaux.
Un projet simple sur le papier, mais délicat une fois tous installés dans la maisonnette battue par le mistral. Le manadier qui les reçoit ne souhaite ni être cité, ni être photographié, parce qu’il « en a marre de voir défiler les politiques qui viennent se faire prendre en photo avec les vachettes, mais qui [les] oublient sitôt retournés à Paris ». Au vu de l’implantation locale du Rassemblement national (RN), il s’agit également de « rester apolitique » et, surtout, de ne pas s’afficher avec des gens de gauche.

L’éleveur possède 150 taureaux.
© David Richard / Reporterre
Des clivages et des priorités
Si l’éleveur grisonnant voit rouge dès qu’on lui parle vert, c’est qu’il « n’arrive pas à vivre de [son] agriculture ». Principal problème, le manque de terres. Pour faire pâturer ses 150 bêtes à la robe noire, il lui faudrait « 30 à 50 hectares de plus », qu’il ne parvient pas à trouver. Dans cette zone littorale prisée, l’hectare camarguais peut monter jusqu’à 30 000 euros ! « Et le Conservatoire des espaces naturels ne fait rien pour nous aider, en sanctuarisant des terres pour la protection de l’environnement », gronde-t-il.
Le Conservatoire des espaces naturels (CEN), implanté en Petite Camargue depuis 2008, acquiert des parcelles et mène des actions de protection du vivant, en particulier pour la très rare outarde cannepetière, un oiseau des milieux humides. « On a acquis une centaine d’hectares, qu’on loue à des agriculteurs, principalement des manadiers », explique Rémi Julian, membre du CEN. Une seule condition : respecter un cahier des charges agroécologique. « Les manades sont des élevages respectueux des milieux humides », insiste-t-il.
D’après Rémi Julian, les relations sont « bonnes » avec les éleveurs, même s’il reconnaît des tensions possibles sur la question du foncier. « Ce sont des terres très convoitées », dit-il. Par les maraîchers et céréaliers industriels, principalement, mais aussi pour des projets d’urbanisation. « Les manadiers se retrouvent pris entre le marteau et l’enclume, précise le conservateur. Et nous, on se retrouve accusés de tous les maux. »
Pas de quoi convaincre le manadier, pour qui « les agriculteurs sont les premiers à préserver la nature ». Le septuagénaire assure « bien entretenir [ses] terres, en bon père de famille » — il est d’ailleurs en bio depuis quatorze ans. L’élevage extensif participe de fait au maintien des prairies humides et à la protection de la biodiversité exceptionnelle qui s’y trouve.
« La Camargue ne serait rien sans les taureaux », abonde Lise Florès. Selon les chiffres de l’AOP locale, il existerait « environ 18 000 à 22 000 animaux répartis sur plus de 150 manades », sur le territoire.

La culture taurine est omniprésente dans les villes et villages des alentours. Ici à Pérols.
© David Richard / Reporterre
Des bêtes destinées à nos assiettes, mais aussi — et surtout — à la bouvine. Lâchers de vachettes, courses… Dès le retour des beaux jours, les activités taurines rythment la vie des villages alentour. Et font fleurir leur économie. Pas question donc de prononcer le mot « animaliste » dans la masure du manadier.
« C’est un sujet qui fait débat au sein de notre collectif, reconnaît Lise Florès, mais ici, de manière générale, 80 % des gens sont favorables à la course camarguaise. » La militante écolo précise d’ailleurs qu’« il n’y a aucune mise à mort des animaux dans la bouvine, contrairement à la corrida ». Pour elle, il y a donc « d’autres priorités — la pauvreté, la crise climatique — que de se cliver sur cette question ».
Les écolos, « ces urbains qui veulent nous imposer des choses sans nous connaître »
Plutôt que de rejeter cette activité, « ce qui serait complètement contre-productif », le collectif citoyen tâche de comprendre comment l’accompagner au mieux. Car les éleveurs rencontrent un problème croissant : les assurances ne veulent plus couvrir leurs activités, jugées trop dangereuses. D’après les chiffres de la fédération française dédiée à cette occupation, sur une année, « 10 % des acteurs de la course camarguaise ont déclaré un coup de corne et 20 % un traumatisme lié au sport ».

Les arènes de Pérols. Ici, le taureau est l’un des animaux « totem » de la région.
© David Richard / Reporterre
Ainsi, « les 130 élevages camarguais vont finir par s’arrêter, à cause des assurances », soupire le manadier. Le groupe municipaliste réfléchit à une sorte d’« assurance communale », pour soutenir les élevages, sur le modèle des mutuelles municipales. Mais pour Lise Florès, il existe une autre menace existentielle : « Avec la montée des eaux, la Camargue se salinise. C’est aussi pour cela que les taureaux ont moins à manger, et que les éleveurs doivent acheter plus de foin pour les nourrir. »
De quoi exaspérer le manadier, qui aimerait transmettre l’exploitation à ses enfants. « Tout le monde dit qu’on fait un travail essentiel, qu’on est une vitrine mondiale, mais ils vont tous nous laisser disparaître », dit le septuagénaire. « Tous », et en particulier « les écolos de la Comédie [référence à la place principale de Montpellier], ces urbains qui veulent nous imposer des choses sans nous connaître ».

L’étang de l’or, non loin de l’élevage de taureaux.
© David Richard / Reporterre
L’écologie, leur meilleure alliée
Face à lui, Benoît Biteau martèle sa position. Non, « les écolos ne sont pas responsables de tous les maux de l’agriculture, pour la bonne raison qu’[ils] n’ont jamais été aux manettes du pouvoir, ni en France ni en Europe ». Oui, « l’écologie est la meilleure alliée des agriculteurs, elle porte de vraies solutions ». Et de citer, pêle-mêle : le rétablissement des aides au maintien de la bio — supprimées il y a huit ans, et qui manquent cruellement au manadier —, l’accès des éleveurs camarguais à des aides en faveur de l’entretien des paysages.
« Tout ça soutiendrait votre activité », insiste le député écolo. Il imagine notamment l’extension de l’indemnisation compensatoire pour handicap naturel, une subvention actuellement réservée pour soutenir les paysans dans les territoires montagneux. « Elle pourrait être étendue pour les agriculteurs en zone humide », souligne le Charentais.

Pour Benoît Biteau, l’écologie a « de vraies solutions » pour les éleveurs de taureaux.
© David Richard / Reporterre
Après une heure d’échange, les visages se sont détendus, et les sourires se font plus francs. Les membres de Lunel Collectif ressortent aussi de la maisonnette avec une liste de courses — des actions à mener au niveau local. Soutenir l’installation de nouveaux agriculteurs, faciliter l’accès aux marchés publics pour les produits locaux, lutter contre la bétonisation des terres.
« Pour tisser des liens entre des mondes et des professions qui ne se parlent pas, il faut aller à la rencontre des gens, et créer la confiance en tenant parole », estime Lise Florès. Sur le parking de la manade, l’éleveur et le député échangent leur numéro. « On se tient au courant », lance Benoît Biteau avant de s’engouffrer dans sa voiture.