La « souveraineté alimentaire », une revendication paysanne détournée par l’agro-industrie


Rome, 1996. Plusieurs milliers de personnes participaient au Sommet mondial de l’alimentation, avec un objectif commun : éradiquer la faim. À la tribune, une paysanne proposa une voie : la « souveraineté alimentaire », entendue comme « le droit de chaque pays de maintenir et de développer sa capacité de produire son alimentation de base ». Trente ans plus tard, ce terme se retrouve sous le feu des projecteurs législatifs. Avec comme un parfum d’arnaque dans les couloirs du Palais du Luxembourg.

Sous la houlette de la droite conservatrice, le « projet de loi d’orientation pour la souveraineté alimentaire et agricole » la consacre comme « un intérêt fondamental de la nation ». « Une démarche crapuleuse, selon l’agronome Jacques Caplat. Les défenseurs de l’agro-industrie volent ce mot et le vident de son sens. »

« Un terrible dévoiement »

Pour bien comprendre l’entourloupe, rembobinons. Quand le syndicat international Via Campesina inventa la notion, il l’inscrivait en opposition au système agricole industriel et néolibéral qui « détruit [leurs] conditions de vie, [leurs] communautés, [leur] culture et [leur] environnement ». En bref, « la souveraineté alimentaire, c’est l’autonomie des peuples à se nourrir en quantité suffisante et en qualité », résume Sylvie Colas, membre de la Confédération paysanne, affiliée au syndicat global.

Concrètement, cette définition altermondialiste va au-delà de la simple production agricole : elle implique une démocratie alimentaire réelle, le droit aux ressources — terre, semences, eau — pour l’ensemble des agriculteurs, et vise l’accès de tous à « une alimentation saine, nutritive et adéquate ». Elle sous-entend aussi une solidarité et un respect entre États : « Lorsqu’un pays exerce une concurrence déloyale envers d’autres territoires en y déversant des surplus de production agricole à bas prix, cela est profondément incompatible avec la vision de la souveraineté alimentaire », explique ainsi Action contre la faim.

Après des décennies à prêcher dans le désert du libre-échange, la Via Campesina a eu une bien mauvaise surprise. Au tournant des années 2020, sa revendication de souveraineté alimentaire « a fait l’objet d’un terrible dévoiement », selon les dires de Jacques Caplat. Alors que la crise écologique et la pandémie de Covid-19 remettaient en cause de façon inédite l’agro-industrie, les promoteurs de ce modèle ont récupéré le terme… en le détournant.

« Une défense chauvine et égoïste »

Ainsi, l’ex-patronne du syndicat productiviste FNSEA, Christiane Lambert, écrivait en 2020 : « La souveraineté alimentaire dépend non seulement d’une production agricole suffisante mais aussi d’outils industriels, qui permettent de valoriser les productions, gérer les flux et stocker. » Une vision bien éloignée de celle promue par le mouvement paysan.

Mais cette filouterie lexicale s’est propagée parmi les tenants du productivisme, jusqu’à se retrouver dans le titre même du projet de loi agricole, actuellement en débat au Sénat. Pour l’élu de droite Laurent Duplomb, le « principe de non-régression de la souveraineté alimentaire » entend « freiner la folie normative qui tue notre compétitivité et favorise les importations ». Dans son rapport sur le texte législatif, il précise son idée : il s’agit d’assurer « l’attractivité de l’agriculture », de viser « un haut niveau de compétitivité », de « soutenir la recherche et l’innovation » et de permettre « la juste rémunération des actifs ».

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« C’est du souverainisme alimentaire, qui n’a rien à voir avec la notion de souveraineté, analyse Jacques Caplat. On parle là d’une défense chauvine et égoïste de l’économie agroalimentaire française. » Pour Sylvie Colas, la revendication des mouvements paysans se retrouve ici « instrumentalisée pour justifier de produire toujours plus, en intensifiant l’agriculture à grand renfort de pesticides, d’agrandissements. Tout ça se fait au détriment du revenu et de la santé des agriculteurs ».

Un avis partagé par le sénateur écologiste Daniel Salmon : « Ils portent une vision offensive de la souveraineté alimentaire, vue uniquement comme une sécurisation de nos approvisionnements. Quitte à continuer d’importer, et surtout sans remise en cause de nos exportations massives qui déstructurent les économies agricoles d’autres pays. »

Selon les chiffres de Terre de liens, « 45 % de la production de céréales, 1 pomme de terre sur 2, 4 litres de lait sur 10 sont exportés ». Soit au total, 40 % de nos terres agricoles destinées à l’étranger. « La France est donc une puissance exportatrice… qui importe des productions d’Europe et d’ailleurs », indique l’association. Il y a donc bien un problème de souveraineté alimentaire dans l’Hexagone, qui ne se résoudra pas par une massification de la production.

Plutôt que d’accuser les normes environnementales de saper notre souveraineté, Daniel Salmon propose de relocaliser l’agriculture, d’arrêter d’exporter massivement nos productions et d’adapter la demande (des consommateurs) à l’offre (des producteurs locaux) : « Manger massivement des filets de poulet, en dénigrant le reste, ou vouloir des tomates en hiver, tout ça engendre en effet des importations », illustre-t-il.

Après de vifs débats, l’article 1er du projet de loi agricole, qui affirme que « la souveraineté alimentaire est un intérêt fondamental de la nation », a été adopté le 6 février dernier. Sans aucune référence à la nécessaire transition agroécologique. Le Sénat doit encore adopter définitivement la loi, avant de s’accorder sur un texte final avec les députés.

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