Au Mexique, ces éleveurs accueillent le loup au lieu de le chasser


État de Chihuahua (Mexique), reportage

Sur le tronc d’un grand pin, Carmen García réajuste la sangle du boîtier d’un piège photographique et l’oriente vers le fond de la petite vallée creusée dans les roches de la Sierra Madre Occidentale. Chaque mois, elle vient changer les piles et récupérer les cartes mémoires de ses appareils.

Cette biologiste à la fondation Tonkawa, qui réintroduit le loup mexicain (Canis lupus baileyi), s’occupe d’une trentaine de caméras. Elles sont réparties à un kilomètre d’intervalle sur le terrain du ranch El Terraceño, dont le propriétaire soutient la réintroduction de l’animal.

María del Carmen García Chávez de la fondation Tonkawa, au cœur des programmes de réintroduction des loups au Mexique.
© Mahé Elipe / Reporterre

Située à une moyenne de 2 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, cette zone du nord-ouest de l’État de Chihuahua, au Mexique, fait pour l’instant partie de « la seule où l’on trouve des loups à l’état sauvage », dit la scientifique.

« Certains individus peuvent parcourir jusqu’à 60 km en une nuit »

Bien qu’ils ne se laissent pas voir facilement et que leur territoire soit « très étendu, car certains individus peuvent parcourir jusqu’à 60 kilomètres en une nuit », Carmen est presque certaine de trouver des clichés du canidé ici : des empreintes de pattes repérées dans la terre poussiéreuse par le gardien des lieux témoignent de leur présence.


Carmen photographie une empreinte de loup sur l’un des terrains où plusieurs loups ont été relachés.
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Au Mexique, le loup a fait son retour et certains éleveurs sont de son côté. Jaime Ruffo est vacher et s’occupe de 300 bovins en semi-liberté au cœur de la forêt. Il travaille seul ici toute la semaine et accueille chaleureusement les scientifiques qui viennent tous les mois faire le suivi des prédateurs.

Jaime n’a rien contre les loups. Au contraire, « ils sont très beaux », déclare-t-il, se rappelant fasciné l’une de ses rares rencontres avec l’animal. Ce Chihuahuaense aux yeux bleus raconte être né et avoir vécu toute sa vie dans ce territoire aussi isolé qu’accidenté, ainsi qu’avoir travaillé dans les ranchs depuis son adolescence.


Les élevages bovins occupent une grande part de la région de Janos, au Mexique.
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Parlant d’expérience, Jaime explique que la prédation du bétail, des veaux surtout, a toujours existé. Au sein de ses troupeaux, ce sont « les pumas et les coyotes [qui] font le plus de dégâts ». Il craint parfois l’ours qui arpente également ces forêts, mais le loup le laisse très serein.

« Le loup n’est pas un problème »

Le canidé a été réintroduit pour la première fois au Mexique dans l’État voisin de Sonora en 2011, puis il s’est déplacé jusqu’ici pour y rester. Ainsi, les dix-huit relâches suivantes ont toutes eu lieu dans les montagnes du Chihuahua. Jaime Ruffo est formel : « le loup ne change rien » à son travail de vacher.

Et s’il admet que d’autres éleveurs des environs peuvent être inquiets ou critiques face au retour du prédateur, il demeure stoïque : « À moi, on ne peut rien me raconter. J’ai passé toute ma vie ici avec ces animaux et je sais que le loup n’est pas un problème. »


Jaime Ruffo travaille dans les ranchs depuis son adolescence. Pour lui, le loup n’est pas un problème.
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La méfiance vis-à-vis du loup est tout de même forte sur ce territoire où l’élevage occupe une grande place. L’espèce a été victime des campagnes d’exterminations menées jusqu’à la moitié du XXᵉ siècle. Elle a même été déclarée éteinte en 1987.

Sa réintroduction est considérée comme un succès par le gouvernement mexicain qui classe à nouveau le loup comme étant seulement « en danger d’extinction » en 2019. Selon les estimations, une quarantaine d’individus sauvages seraient en liberté au Mexique.


Carmen García récupère les clichés de loups pris le mois passé par ses pièges photographiques, sous le regard des rancheros.
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« J’aime l’idée que les espèces que nous avons nous-mêmes éliminées reviennent, elles sont les bienvenues », déclare Eduardo Payán, le propriétaire du ranch El Terraceño, qui perpétue l’héritage familial de l’élevage. Pour lui, c’est désormais une évidence d’associer cette pratique agricole avec la défense de l’environnement et des loups.

« Nous devons respecter leur espace, car nous faisons partie du même écosystème »

« Ces animaux sont originaires de cette région, c’est leur territoire. Nous devons respecter leur espace, car nous faisons partie du même écosystème », dit-il. L’homme est même convaincu des bienfaits du retour du canidé pour réguler les populations d’autres prédateurs dans sa ferme.

L’éleveur Eduardo Payan, en faveur de la réintroduction, fut l’un des premier à accepter que des loups soient relâchés sur sa propriété.
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Désireux de « récupérer les forêts, les ruisseaux et la faune d’autrefois », Eduardo a été le premier au Chihuahua à accepter la libération d’un couple de loups sur ses terres. Cet engagement lui vaut des conflits avec les agriculteurs des alentours : « Mes voisins pensent que ces loups sont à moi », dit-il.

Eduardo est conscient que les attaques sur le bétail sont inévitables. Il affirme se résoudre volontiers à payer ce qu’il appelle cet « impôt écologique » instauré par la faune, d’autant que les assurances remboursent une petite partie de la valeur de l’animal tué. Selon lui, si les autres éleveurs montrent des réticences, c’est pour une raison économique : « Beaucoup sont des petits producteurs qui ont besoin de plus de soutien. »


Ces rancheros participent au programme de réintroduction du loup du Mexique.
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Au Chihuahua, le biologiste Cristian Aguilar dirige le projet de la réintroduction du loup. Le scientifique s’est installé avec Carmen García dans la région, il y a près de 15 ans, dans ce seul objectif : « Nous sommes arrivés comme des scientifiques qui espéraient que les producteurs de bovins finiraient par partager notre vision sur le loup, mais cela n’a pas été le cas ».

Au nord du Mexique, l’élevage et la culture « ranchera » font partie de l’identité régionale. C’est aussi une activité majeure au Chihuahua, puisque l’État frontalier occupe la première place des exportations mexicaines de broutards aux États-Unis.


Le biologiste Cristian Aguilar pense que la survie du loup au long cours doit passer par sa «  coexistence  » avec les activités humaines et agricoles.
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En tant qu’écologue, Cristian confesse qu’il a été difficile de comprendre les éleveurs et les problématiques de la filière. En revanche, il explique que la survie du loup au long cours doit passer par sa « coexistence » avec les activités humaines et agricoles.

Rapprocher les loups des éleveurs

Alors, il y a sept ans, les scientifiques ont fait le pari de rallier les éleveurs à leur cause en créant un groupe de producteurs de viande biologique. « L’attitude d’un éleveur est très différente une fois qu’il est accompli sur le plan économique. Avant, on s’affairait à repousser les loups du bétail, mais aujourd’hui on travaille pour les rapprocher des éleveurs », résume Cristian.


Les membres de la fondation Tonkawa en compagnie de membre de la famille Aguilar Miguel, au cœur des programmes de réintroduction des loups.
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Le groupe réunit actuellement six rancheros ayant derrière eux une longue carrière. Ils ont été séduits par « l’idée de pouvoir faire de l’élevage avec le loup mexicain », selon les termes d’Héctor Mendoza. Ce dernier espère que le groupe deviendra un modèle de fermes rentables « qui fonctionnent et montrent des résultats ».

Rotation des pâturages et réduction du cheptel

Grâce aux conseils de Cristian et Carmen, ces éleveurs ont obtenu une certification biologique et ainsi augmenté leurs revenus. La viande de leurs bovins se vend trois fois plus cher que la conventionnelle. Les gains dégagés leur permettent de relativiser les pertes liées aux prédateurs.

En parallèle, les rancheros ont mis en place une rotation des pâturages, divisé leurs parcelles et réduit de moitié leur cheptel pour minimiser le risque de prédation. Le groupe se dit « pro loups » même si l’animal est toujours un sujet de conversation entre les agriculteurs, dit Sebastián Pineda, car « les anciens racontaient beaucoup d’histoires ».


Pour minimiser le risque de prédation, les rancheros ont adapté leurs pratiques..
© Mahé Elipe / Reporterre

Alonso Olivas se rappelle que ses propres parents ont participé aux campagnes d’extermination. Enfant, il reconnaît avoir toujours été curieux de cet animal dont il avait entendu parler, si bien qu’il a décidé lui aussi de prêter ses terrains pour des relâches. « J’étais enthousiasmé ! Bien sûr, au début j’ai eu des problèmes d’attaques mais cela n’a pas eu d’impact ».

Le producteur se dit flatté de recevoir souvent « la visite » des loups sur ses terrains en montrant une photo d’un jeune capturé un jour de neige : « Je veux qu’ils existent, assure-t-il, tout cela a un sens. »


Pour les rancheros favorables à la réintroduction du loup, leurs rencontres avec le prédateur sont des moments mémorables.
© Mahé Elipe / Reporterre



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