Cet orchestre joue au pied des glaciers qui disparaissent


Paris, reportage

Dans la salle des fêtes de l’Académie du climat, à Paris, l’Orchestre du nouveau monde (ONM) s’apprête à jouer sa création, Fracas. La moitié des chaises de l’orchestre est vide. Le Printemps de Vivaldi résonne gaiement. Le public est confortablement installé quand soudain, des cris de détresse se font entendre à l’extérieur. Un vent de panique souffle sur la salle, plusieurs spectateurs se lèvent apeurés. « Tout va bien », les rassure Maé, membre de l’orchestre. Dans le couloir, les musiciens jouant des vents, encore invisibles aux yeux du public, tapent sur des casseroles. C’est la révolte. Ils se mettent à frapper sur les portes en rythme, couvrant la musique. Les portes cèdent : les flûtistes, trombonistes, clarinettistes, trompettistes, cornistes rentrent sous le regard mi-enjoué mi-angoissé du public. Un air martial et belliqueux retentit, Mars, Les Belliqueux, de Gustav Holst.

Pari réussi pour ces jeunes musiciens qui voulaient transmettre au public leur angoisse face au monde actuel. L’ONM n’est pas un orchestre comme les autres. Ses soixante-quinze musiciens habitués des conservatoires ont décidé de sortir de l’ombre feutrée des grandes salles pour faire de la musique classique un « objet de lutte », explique leur manifeste.


75 musiciens forment cet orchestre.
© Mathieu Génon / Reporterre

Une fois le décor planté, l’angoisse passée, les musiciens enchaînent avec la Symphonie du nouveau monde, d’Antonín Dvořák. Ce morceau flamboyant réconforte les spectateurs. « J’ai d’abord ressenti quelque chose de très actuel, très dérangeant et très noir, dit Sophie, 39 ans, venue les écouter pour la cinquième fois. Après, c’était apaisant, comme un voyage. » « On a voulu vous procurer un sentiment de réalité, puis amener des avenirs différents de ceux qu’il y a devant nous », explique Étienne Jarrier, le chef d’orchestre de 23 ans, à la fin du concert.


«  Fracas  » débute notamment avec des bruits de casseroles.
© Mathieu Génon / Reporterre

En mélangeant des œuvres, en chantant, en mettant en scène l’arrivée des vents, l’orchestre bouscule les règles de la musique classique. Les morceaux de musique ont soigneusement été choisis pour raconter l’histoire « d’un monde qui ne tourne plus », dit Étienne Cognet, joueur de tuba, en pointant du doigt « le système capitaliste qui accroît les inégalités sociales et climatiques ». Vivaldi pour incarner une bourgeoisie déconnectée de la réalité et l’entrée des vents pour représenter la révolte du peuple qui gronde.

Âgés de 16 à 27 ans, ces musiciens professionnels et amateurs ont envie, à travers leur art, d’inventer un nouveau monde, plus durable. « La musique classique a souvent été du côté des puissants, affirme le chef d’orchestre, on veut montrer une autre voie, on pousse à gauche. »


Le chef d’orchestre Étienne Jarrier.
© Mathieu Génon / Reporterre

Dénoncer le RN, Total et la fonte des glaciers

Créé en 2022, l’ONM est avant tout « une bande de copains », résume Étienne Jarrier. La dite bande s’est rencontrée à l’Orchestre des Petites mains symphoniques. « On aimait jouer ensemble, on était content de se retrouver, poursuit Étienne, qui était clarinettiste avant d’apprendre sur le tas à diriger l’orchestre. Mais ça ne nous parlait pas de faire de la musique pour faire de la musique. » La quinzaine de musiciens rêvait d’un orchestre militant qui se « décloisonne », et sort les violons dans la rue.

Une ambition qui a très vite été soutenue par des figures de la lutte contre le réchauffement climatique. En partenariat avec l’activiste Camille Étienne et l’orchestre Curieux, ils ont joué au pied d’un glacier en train de fondre en 2022 pour alerter sur l’urgence climatique. « C’est le premier projet qui nous a fait croire en nous », dit Étienne Jarrier.

Progressivement, le groupe s’est élargi, attirant des militants et des musiciens moins engagés. Pour Laure Sichel, violoniste, étudiante au conservatoire de Boulogne, l’ONM a été « une porte vers l’engagement ». Loin du militantisme, la jeune femme de 22 ans a manifesté en musique lors des dernières élections législatives. De son côté, Étienne Cognet, militant Les Écologistes et syndicaliste, a rejoint l’orchestre après l’avoir vu au Climat Libé Tour, afin d’allier sa vie militante et sa passion pour la musique.


«  Ça ne nous parlait pas de faire de la musique pour faire de la musique.  »
© Mathieu Génon / Reporterre

« Bien sûr, on ne fera pas baisser les degrés avec des violons », reconnaît Étienne qui a appris le tuba au sein d’une harmonie municipale, mais l’orchestre veut apporter sa pierre à l’édifice. Face aux associations militantes parfois anxiogènes, la musique « est un message plus doux, plus joyeux, plus accessible », selon Laure, pour qui, ainsi, « on touche un public plus large ».

L’orchestre multiplie les actions surprenantes et les spectacles. En juin 2022, ils ont interrompu la conférence du directeur numérique de TotalEnergies lors du salon Vivatech en interprétant Dies iræ, du Requiem de Mozart, pour dénoncer son projet climaticide Eacop. Ils ont donné plusieurs concerts pour le climat dans des châteaux de la Loire avant de participer au Climat Libé Tour en 2023.


Ils joueront «  Fracas  » le 15 mars prochain à l’Unesco.
© Mathieu Génon / Reporterre

Le 3 juillet dernier, pendant l’entre-deux-tours des législatives, les musiciens se sont rejoints, dans le plus grand secret, à la porte de Saint-Cloud. L’opération était millimétrée. Chemise blanche et costume, instrument en main prêt à jouer, ils ont pris un bus. Celui-ci s’arrêta en face du siège du Rassemblement national (RN) et repartit, découvrant les soixante musiciens en rang d’oignon sur le trottoir. Sur la chaussée, Étienne a donné le top départ. L’ONM a entonné l’hymne pétainiste réécrit pour l’occasion, appelant à faire barrage à l’extrême droite : « Maréchal les voilà ! »

Furieux, Louis Aliot, maire RN de Perpignan, s’est précipité hors du siège du parti, en brandissant sous le nez des musiciens une image de François Mitterrand décoré par le maréchal Pétain. « C’est quand même fou de voir les émotions qu’on a suscitées juste en jouant », rigole Sébastien, tromboniste, casquette blanche sur la tête, en montrant la photo sur son téléphone.

Des actions votées démocratiquement

Depuis septembre 2023, l’ONM est en résidence à l’Académie du climat, à Paris. Un endroit qui leur permet de côtoyer et de monter des projets avec d’autres artistes engagés comme le collectif de danse Minuit 12. Les musiciens s’y retrouvent un dimanche sur deux pour répéter dans une atmosphère très conviviale. « Soyez en mode “kiffance” », s’écrie Étienne, qui dirige les musiciens avec de grands gestes souples.

L’ONM veut déconstruire « les rapports de force structurant la société qui font mal aux humains et aux écosystèmes », dit Étienne Jarrier. Et cette déconstruction passe aussi par un fonctionnement d’orchestre singulier. « L’ONM n’est pas un orchestre, c’est un lieu d’expérimentation où chacun peut s’émanciper », affirme le jeune maestro. Dans un esprit démocratique, les musiciens votent les actions à mener ensemble.


L’orchestre refuse tout financement d’entreprises écocides.
© Mathieu Génon / Reporterre

En plus des soixante-quinze musiciens, l’ONM, c’est aussi une quinzaine de personnes qui s’occupent de la logistique, de la communication de ses actions sur les réseaux sociaux et de l’organisation des projets. Dans la rue, déployés autour des musiciens, ils veillent à ce que tout se passe sans accroc.

Scrupuleux sur ses sources de financement, l’orchestre enquête sur la provenance de l’argent qui lui est alloué. Ils ont déjà été aidés par le Crous et seront subventionnés en 2025 par le fonds de dotation de l’Université de la Terre. « C’est très dur dans la musique classique d’avoir des financements quand on se bat contre Rolex ou LVMH », observe le chef d’orchestre, invitant le public à acheter des affiches à la fin de leur concert.

L’Orchestre du nouveau monde jouera de nouveau son Fracas, le 15 mars à l’Unesco, pour clôturer l’Université de la Terre. « Un autre monde est possible, dit Étienne Jarrier, nous voulons donner des points d’accroche pour le construire. »




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