Boris Tavernier est député écologiste du Rhône depuis juillet 2024. Il est aussi le cofondateur du réseau Vrac (Vers un réseau d’achat en commun) et porte une proposition de loi sur la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), déposée par le député Charles Fournier et qui sera discutée à l’Assemblée nationale jeudi 20 février.
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Reporterre — La Sécurité sociale de l’alimentation que vous proposez est-elle une sorte d’extension de l’association Vrac, que vous avez cofondée en 2013 et qui lutte contre la précarité alimentaire ?
Boris Tavernier — Vrac est une réponse à l’urgence autour de l’alimentation aujourd’hui, mais ce n’est pas cela qui va complètement changer le système. Le projet de SSA, qui est porté depuis six ans par des chercheurs, des syndicats agricoles, mais aussi des acteurs locaux, est pour moi le plus enthousiasmant depuis des décennies. Il permettrait un changement total de la société, tout en touchant à la notion importante de plaisir.
La SSA repose sur trois piliers. Le premier est d’ajouter une branche à la Sécurité sociale, en imaginant par exemple que, sur sa carte Vitale, chacun ait chaque mois 150 euros pour se nourrir. Cela permettrait que l’alimentation ne soit plus la variable d’ajustement dans un budget. La notion de cotisation est le deuxième pilier : tout le monde cotise selon ses moyens pour recevoir ces 150 euros. Enfin, et c’est l’aspect le plus passionnant de ce projet, la SSA prévoit un conventionnement démocratique : chaque territoire choisit collectivement dans quelles structures et dans quelle agriculture utiliser cet argent et, a fortiori vers quelle alimentation se tourner.
Depuis plusieurs années, il existe une trentaine d’expérimentations de la SSA en France et force est de constater que cela fonctionne. Elles ont souvent un point commun : la création d’une assemblée citoyenne de l’alimentation, comme à Montpellier. Cela fait bientôt deux ans qu’ils mènent l’expérience et cela a changé la vie des mangeurs et des paysans, tout en permettant que l’argent dépensé reste sur le territoire. Par ailleurs, la Sécurité sociale de l’alimentation permet, sur le moyen et long terme, de réduire nos dépenses de santé et d’éviter nombre de coûts liés à notre mauvaise alimentation.

« Nous avons la chance d’avoir des milliers de projets et de personnes hyper créatives qui se bagarrent pour réinventer notre système. »
© Mathieu Génon / Reporterre
Voilà pourquoi, avec le groupe écologiste et social, nous portons une loi d’expérimentation qui sera dans notre niche parlementaire du 20 février. Nous demandons 15 millions d’euros pour expérimenter pendant cinq ans ce projet sur une vingtaine de territoires. Cela s’annonce compliqué : nous évoluons dans une Assemblée — le Rassemblement national en tête — qui veut faire disparaître le milieu associatif et l’économie sociale et solidaire, qui veut faire disparaître tous ces « assistés ».
« Un cercle vertueux, mais qui reste pour l’heure à l’état d’alternative »
Mais, malgré ce sombre tableau, j’y crois : nous avons la chance d’avoir des milliers de projets et de personnes hyper créatives qui se bagarrent partout en France pour réinventer notre système. Il faut que l’on se soutienne : en s’impliquant dans ce genre de projets, on peut réussir à changer des choses.
Qu’est-ce que l’association Vrac, dont vous êtes cofondateur ?
Tout est parti du constat qu’il est difficile de bien se nourrir quand on n’en a pas les moyens ou lorsque l’offre est inexistante sur son territoire — je suis fils d’ouvrier et viens du Pas-de-Calais, où la diversité alimentaire était limitée. Au début des années 2000, j’ai monté avec deux amis un bar-café-concert à Lyon, où tous les produits étaient bio et en circuit court. Nous avions aussi monté la première Amap lyonnaise.
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Vrac, créée à Lyon en 2013, s’inscrit dans la continuité de ces projets et est née d’une rencontre avec des bailleurs sociaux qui, comme nous, se demandaient comment améliorer la vie des gens. Le but de l’asso est de soutenir l’agriculture paysanne et biologique tout en rendant cette bonne alimentation accessible aux habitants des quartiers populaires. Il s’agit de groupements d’achats, d’épiceries éphémères, que l’on crée chaque mois avec les habitants d’un quartier.

« L’alimentation est le sujet central pour toucher les gens. »
© Mathieu Génon / Reporterre
Aujourd’hui, nous sommes implantés dans une centaine de quartiers, avec des milliers de personnes qui viennent. C’est un cercle vertueux, mais qui reste pour l’heure à l’état d’alternative, la volonté politique n’étant pas là pour que cela devienne une norme.
Pourquoi vous êtes-vous à l’époque centré sur l’alimentation ?
Parce que c’est le sujet central pour toucher les gens : ça crée du lien social, ça donne du plaisir… et ça touche à l’enjeu de la biodiversité et à l’agriculture. Pour lancer Vrac, je suis parti pendant trois mois vivre dans les quartiers pour construire ce projet avec les habitants. Et, contrairement à tous les préjugés les visant, est ressorti le fait qu’ils avaient envie de bien se nourrir et de bien nourrir leurs enfants.
L’objectif était de convaincre par le goût : j’organisais des dégustations d’huile d’olive, de fromage de chèvre… au pied des immeubles, avec tout un réseau de paysans avec qui je travaillais depuis longtemps. Les habitants venaient goûter, ce qui a cassé cette première barrière du goût. Ensuite, on parlait de prix, et nous avions choisi à l’époque de revendre au prix d’achat, qui était celui du juste prix paysan.
« Les plus pauvres d’entre nous sont les poubelles, les méthaniseurs de notre société. Au fond, il existe un business du pauvre »
Aujourd’hui, Vrac regroupe vingt-trois associations en France et en Belgique et propose environ 150 références de produits bio. Nous sommes habilités à l’aide alimentaire, sans être liés à l’industrie agroalimentaire : nous ne récupérons pas d’invendus, mais achetons des produits. Et désormais, via notamment des financements du ministère des Solidarités, nous pouvons proposer aux habitants des prix plus bas que ceux d’achat.
Karine Jacquemart, directrice de l’ONG Foodwatch, explique que les associations d’aide alimentaire reçoivent des aliments de la grande distribution qui ont dépassé la date de péremption et doivent pour une bonne partie être jetés. Pire : les distributeurs touchent une déduction fiscale pour cela…
Pour mon livre Ensemble pour mieux se nourrir [Actes Sud, 2021], j’ai visité une banque alimentaire : on y trouvait nombre de produits ultratransformés, ou encore des calendriers de l’Avent, alors que l’on était au mois d’avril ! Il faut savoir que les banques alimentaires ne peuvent pas refuser ce que leur donne une grande surface, sinon elles ne reçoivent plus rien, et que les associations ne peuvent pas refuser ce que leur donne la banque alimentaire. Treize mille tonnes de produits ont ainsi été jetés l’année dernière.
Il y a donc beaucoup de gaspillage, mais ces produits sont défiscalisés et la grande surface gagne de l’argent. Les plus pauvres d’entre nous sont les poubelles, les méthaniseurs de notre société. Au fond, il existe un business du pauvre. Il est urgent de changer ce modèle : la question de la qualité des produits et de la dignité des personnes est très importante. Un rapport de l’Igas [Inspection générale des affaires sociales] publié en 2019 fustigeait d’ailleurs l’aide alimentaire telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.

« Entre 4 millions et 8 millions de personnes dépendent de l’aide alimentaire en France et plus de la moitié de la population se nourrit mal. »
© Mathieu Génon / Reporterre
Cela dit, il ne s’agit pas d’attaquer les milliers de bénévoles qui, partout en France, préféreraient donner de meilleurs produits. Voilà pourquoi il vaut mieux arrêter de financer la grande distribution et donner de l’argent directement aux structures qui vont choisir l’alimentation qu’elles proposent aux personnes en difficulté. La création en 2023 du fonds Mieux manger pour tous a ainsi été une amélioration : il permet aux associations caritatives d’acheter des produits de meilleure qualité directement auprès de producteurs locaux.
Les associations ne pourraient-elles pas s’organiser entre elles afin de refuser ce système ?
Cela pourrait bien sûr être une solution. Mais, si demain, elles arrêtent toutes leurs distributions pendant plusieurs jours, cela va générer des émeutes de la faim : 16 % de la population française saute des repas, entre 4 millions et 8 millions de personnes dépendent de l’aide alimentaire et plus de la moitié de la population se nourrit mal. Pourtant, nous sommes l’un des pays les plus riches au monde : une telle situation me rend fou.
« La Sécurité sociale de l’alimentation est une solution qui permet au plus grand nombre de se reconnecter »
En 2019, un étudiant s’est immolé devant le Crous à Lyon, vous vous rendez compte ? Même si nous avons réussi en janvier à l’Assemblée à adopter le repas à 1 euro pour tous les étudiants — à voir si ce sera validé au Sénat — on voit bien le désengagement de l’État à ce propos. Il faut le pousser à reprendre la main et j’essaie de porter cette voix-là.
Depuis la création des Restos du cœur en 1985, la situation a-t-elle empiré ?
Elle empire chaque année : on l’a encore vu avec l’inflation, qui a contraint des personnes à se tourner vers l’aide alimentaire. Sachant que 50 % des personnes qui y ont droit n’y ont pas recours, parce que ça n’existe pas sur leur territoire, parce qu’elles ont honte… Et après, certains politiques disent que les pauvres abusent de l’aide alimentaire ! Encore une fois, cela me rend fou. Ce n’est pas possible qu’il y ait autant d’inégalités, qu’il y ait autant de gens qui souffrent et ne peuvent pas se nourrir dans le pays de la gastronomie.
Comment expliquer une telle augmentation des inégalités ?
Cela est lié au fait que certaines personnes, qui sont de plus en plus riches, accaparent tout. Par ricochet, il y a de plus en plus de pauvres et la situation semble insoluble, car il n’y a pas de volonté politique. Nous devons changer ça et appliquer le Pacte international signé par la France en 1980 et qui prévoit un droit à l’alimentation. En 2023, le Conseil de l’Europe a encore poussé la France à garantir ce droit, ce qu’elle ne fait pas. Voilà pourquoi je porte une résolution transpartisane à l’Assemblée afin que ce droit soit respecté — et je ne parle pas ici de simplement nourrir les gens, la question est beaucoup plus vaste que cela.

« Nous nous dirigeons vers une crise sanitaire liée à notre alimentation. »
© Mathieu Génon / Reporterre
L’industrie agroalimentaire est-elle le cœur du problème ?
Cette industrie et la grande distribution ont totalement leur part là-dedans, mais aussi l’État, qui ne fait rien pour changer les choses et culpabilise les gens en disant qu’ils mangent mal et qu’il faut « manger bouger ». Dans le même temps, les maladies cardiovasculaires explosent, le coût du diabète est de plusieurs milliards d’euros tous les ans. Nous nous dirigeons vers une crise sanitaire liée à notre alimentation.
Comment imaginez-vous le monde post-capitaliste ?
Soyons honnête : nous n’en prenons pas le chemin. J’ai eu dix ans d’expérience en entreprise, dix ans dans le milieu associatif et j’ai voulu devenir député pour voir comment je pouvais changer les choses au niveau politique, avec pour priorité absolue de réduire les inégalités. J’ai vraiment du mal à l’avouer, mais tout ce que je vis et entends depuis six mois dans cet hémicycle va à l’encontre de cet objectif. Après, bien sûr, j’ai envie de plus de solidarité, que ces alternatives autour de l’alimentation deviennent la norme, que les paysans vivent bien, que la politique agricole commune soit réorientée sur l’emploi et non plus sur l’hectare.
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Bien sûr, j’aimerais que nos chefs d’entreprise cessent de se gaver en dividendes, que l’on relocalise notre économie. Bien sûr, j’aimerais que les réseaux sociaux soient moins violents, de même que notre politique. Enfin, j’aimerais surtout que le mépris de classe disparaisse au sein de l’Assemblée. Mais la SSA est déjà une solution qui permet au plus grand nombre de se reconnecter et de refaire ensemble. On parle beaucoup de vivre ensemble mais, moi, je privilégie le faire ensemble. Et quand on fait ensemble, tout est possible.