Comment le capitalisme à l’ère Trump détruit la démocratie


Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’ancien président des États-Unis Joe Biden se rangeait « du côté des démocraties contre le despotisme » et assurait son soutien à la « volonté de fer des Ukrainiens ». La promesse a vite fini aux oubliettes : à peine investi, Donald Trump annonçait conditionner son aide à l’Ukraine à un accès aux minerais du pays.

Trois ans de guerre entre deux modèles de civilisation rayés d’un trait de plume pour les besoins en lithium des Tesla d’Elon Musk : nous sommes entrés de plain-pied dans une nouvelle ère géopolitique. Deux essais récents éclairent la manière dont le capitalisme se prépare à se battre pour les ressources critiques et celle dont, doucement mais sûrement, il fait la peau de la démocratie.

Une partie de Monopoly

Les propos de Donald Trump sur les terres rares de l’Ukraine ne sont pas qu’un deal que propose le nouveau président des États-Unis : ils révèlent que nous entrons dans une période de « capitalisme de la finitude », défini par l’économiste Arnaud Orain. Dans Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, XVIeXXIe siècle (Flammarion, 2025), le directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales observe que le capitalisme a historiquement alterné entre deux modes.

D’un côté, le libéralisme, devenu néolibéralisme, qui mise sur le libre échange pour favoriser la richesse des nations. De l’autre, ce capitalisme de la finitude, que le chercheur définit comme « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs — terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, entrepôts, câbles sous-marins, satellites, données numériques — menée par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier hors du principe concurrentiel ». D’une certaine manière, ce capitalisme mélange une partie de Monopoly dans laquelle toutes les cases auraient été achetées et une partie de Risk où les troupes seraient mobilisées pour contrôler les ressources les plus stratégiques.

Ce mode est ravivé lorsque les puissances économiques se mettent à craindre qu’« il n’y en aura pas assez pour tout le monde » : autrement dit, que la quantité de ressources critiques est limitée et qu’il faut se mettre en position d’en contrôler les réserves. Elles s’organisent alors selon trois piliers. D’abord, « une fermeture et une privatisation des mers », où transitent près de 80 % des flux commerciaux.

Le second pilier de ce capitalisme de la finitude est « l’éviction pure et simple des mécanismes du marché »

Pour protéger cet enjeu stratégique, les puissances organisent un « brouillage des lignes entre marine militaire et marine marchande ». On peut penser à Cosco, géant chinois des porte-conteneurs, inscrit par les États-Unis sur la liste noire des organisations armées, ou à l’implantation frénétique de la Chine ou d’entreprises chinoises à travers le monde (en rachetant le port grec du Pirée, celui de Djibouti, en finançant des terminaux à Londres, au Salvador, au Pérou, ou encore au Sri Lanka).


L’entreprise Cosco est soupçonnée par le ministère de la Défense américain d’être lié à l’armée chinoise.
Wikimedia Commons / CC BYSA 2.0 / Kees Torn

Le second pilier de ce capitalisme de la finitude est « l’éviction pure et simple des mécanismes du marché » : le libre échange est abandonné pour organiser le monde selon des accords d’entente commerciale conclus au gré des bonnes ententes entre acteurs. La guerre tarifaire dans laquelle s’est lancée Donald Trump sur les prix de l’acier et sur les exportations mexicaines ou chinoises, à l’encontre des règles de l’Organisation mondiale du commerce, en est un exemple flagrant.

Enfin, ce « capitalisme contre le marché » constitue, d’après Arnaud Orain, des « empires formels ou informels par la prise de contrôle de firmes publiques et privées ». Ces « compagnies-Etat » ne subissent pas les mécanismes du marché puisque ceux-ci sont façonnés pour mieux les servir — pensons aux « champions français » comme TotalEnergies ou Veolia et aux exonérations fiscales dont ils bénéficient.

Le nationalisme identitaire « puéril » de l’Europe

Si les États-Unis dérivent vers l’autoritarisme et entrent en compétition avec des régimes comme la Russie et la Chine, quel peut être le chemin de l’Union européenne ? Arnaud Orain considère qu’elle s’enferme pour l’heure dans un nationalisme identitaire « puéril », replié sur une idée d’État-nation autarcique, dépassée à l’ère de la mondialisation. Il anticipe que pour obtenir les ressources dont elles ont besoin face aux États autoritaires, les forces « progressistes » (pour simplifier, les membres de l’Union européenne) vont aussi recourir à la violence.

Cette violence n’est pas nécessairement, pour Orain, une guerre ouverte, mais plutôt un « État ni guerre/ni paix », qui se manifeste par une « fermeture et privatisation toujours plus forte des mers avec un “commerce” de convois militarisés, [une] constitution de silos impériaux en rivalité armée les uns avec les autres [et des] conflits de souveraineté multipliés entre États et compagnies-État ». Si bien que ce « patriotisme écologique sécuritaire » — qui continue d’affirmer, dans son discours du moins, son attachement à la transition écologique — et le « nationalisme fossile » en viendront à se ressembler. La droitisation de l’Union européenne et les appels croissants à sa remilitarisation en sont autant d’amorces.

Comment ces deux formes de capitalisme sabordent-elles la démocratie ? Le capitalisme de l’apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil, 2025), de l’historien canadien Quinn Slobodian, est éclairant à cet égard. Ce spécialiste du néolibéralisme partage le constat de sa mort et s’intéresse à son fossoyeur : les zones économiques spéciales. Celles-ci perforent le tissu économique mondial pour en modifier les règles du jeu : ce sont des paradis fiscaux, des ports francs et autres types d’enclaves qui ne sont pas soumis aux règles fiscales habituelles.

La plupart du temps, elles ont l’allure « d’espaces industriels, souvent ceints de barbelés, où travaille une main-d’œuvre faiblement rémunérée ». Dans une carte saisissante, Slobodian recense plus de 6 000 de ces zones, dont une trentaine en France, notamment les zones franches urbaines de Marseille, autour desquelles sont implantés des projets de data center, ou celle de La Rochelle, port de commerce agrandi pour les besoins de l’agriculture industrielle.


La France est l’un des pays européens à la plus grande densité de zones économiques spéciales.
Open Zone Map

Ces zones d’exception sont autant de moyens de contourner la démocratie, qui n’intéresse guère leurs thuriféraires : les néolibéraux comme Friedrich Hayek (1899-1992), les anarchocapitalistes et les libertariens à la sauce Elon Musk, ou son compère milliardaire Peter Thiel.

Les mégalomanes sont arrivés au pouvoir

L’historien propose une riche genèse de toutes ces pensées qui semblent frappées du sceau de la mégalomanie. À présent que les mégalomanes sont arrivés au pouvoir, il devient impératif de se pencher sur leur moule idéologique.

Quinn Slobodian montre que les premiers néolibéraux ont fantasmé des expériences comme Hong Kong, Shanghaï, la City de Londres et toutes ces autres zones perçues — à tort, démontre-t-il — comme des sociétés sans État, régulées par le seul marché. Ces partisans radicaux du marché libre voient ces zones comme une « source d’inspiration pour la réorganisation politique de la société dans son ensemble ».

« Les bons capitalistes savent que le véritable jeu consiste à s’emparer de l’État »

Slobodian propose une lecture qui complète l’analyse d’Orain : ces partisans radicaux du marché libre « renversent le récit traditionnel de l’après-Guerre froide, écrit-il. En lieu et place d’un capitalisme démocratique se diffusant dans le monde depuis sa source, située en Occident, ils considèrent une forme de capitalisme non démocratique, plus efficace, parfaite en Asie, se déplaçant vers l’ouest. »

Si l’on pourrait avoir l’impression, à première vue, que ces zones économiques spéciales ne servent qu’aux acteurs privés, Slobodian insiste sur la participation des États dans cette vaste opération de dérégulation : loin d’être des dispositifs libérés des États, ce sont plutôt des outils dont se servent les gouvernements pour atteindre leurs propres objectifs : « La défection est une tactique de loser. Les bons capitalistes savent que le véritable jeu consiste à s’emparer de l’État. »

Slobodian n’analyse pas la gouvernance chaotique de Donald Trump comme une consolidation de l’État-nation : au contraire, Trump prépare la création de villes privées, sillonnées par des voitures volantes — et protégées des importations chinoises, précise le président étasunien — et pousse les initiatives d’Elon Musk pour créer des villes d’entreprises. Une manière de préparer une fragmentation toujours plus poussée du pays, jusqu’à faire imploser la plus vieille des démocraties contemporaines.

Le Monde confisqué, essai sur le capitalisme de la finitude (XVIeXXIe siècle), d’Arnaud Orain, aux éditions Flammarion, janvier 2025, 368 p., 23,90 euros.

Le Capitalisme de l’apocalypse, ou le rêve d’un monde sans démocratie, de Quinn Slobodian, aux éditions du Seuil, janvier 2025, 368 p., 17,99 euros.

legende



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *