Les actes de violence extrême ne s’inscrivent pas dans un continuum de petites violences


Le meurtre de la jeune Louise a bien sûr déchaîné les commentaires les plus sanglants. Selon les commentateurs les plus virulents, nous serions dans une société de plus en plus violente et il y aurait un continuum de violence, en gros des incivilités aux meurtres. Donc tolérance zéro et prison dès la première incartade. Comme si les peines de prison, même très longues, alternatives à la peine de mort dans les pays qui l’ont supprimée, mettait définitivement hors d’état de nuire ceux qui sont très violents. Et dissuadait les potentiels agresseurs de passer à l’acte, ce qui n’a jamais été vraiment démontré tel que l’explicitent Vincent Demont et Ali Saha dans leur essai “Peine de mort menace dissuasive ou effet pervers ?”. Mais la thèse du continuum de violence est fausse, elle est démentie par toutes les études, depuis longtemps et n’a aucun soubassement anthropologique sérieux. 

Dès le début du siècle, des études tant américaines que françaises montraient que le profil des adolescents et jeunes adultes très violents, ceux que les psychiatres appellent les « psychopathes », la Justice des multirécidivistes et les services s’occupant de protection de l’enfance des « cas lourds » est très différent de celui des adolescents et adultes commettant des incivilités ou des agressions contre des biens. Par exemple les « émeutiers », c’est-à-dire des jeunes qui profitent d’un mouvement collectif, d’une action en bande etc. pour assouvir leur besoin « d’en découdre », avec le monde adulte, avec la « société ». Les jeunes hyperviolents, meurtriers éventuels, sont un tout petit nombre de jeunes (moins de 5% des jeunes incriminés dans le ressort d’une juridiction) qui sont responsable de 50 à 80% des actes délinquants et criminels. Alors que plus de trois quarts des jeunes ne récidivent pas après un passage devant le juge. 

Nous écrivions dans un rapport de l’IGAS consacré à l’intervention sociale (L’intervention sociale, un travail de proximité, (Rapport annuel de l’IGAS 2005, La documentation française) que seule une action sociale ciblée et intensive pouvait avoir des effets sur ces jeunes très violents. Des services spécialisés, de rééducation corporelle, intellectuelle et psychique. Avec des méthodes éprouvées. Enfermer sans éduquer, sans soigner ne sert à rien. Et d’ailleurs, contrairement à ce qui est dit trop souvent, la lourdeur de la peine ne guérit pas non plus la victime. Le procès pénal est celui de la société, de la loi, la victime elle doit être indemnisée au civil. Et d’ailleurs les expériences poussant des jeunes à payer les dégâts qu’ils ont commis sont très probantes du point de vue de la rééducation. 

Le débat entre prévention et répression est devenu purement idéologique, alors qu’il devrait se focaliser sur les résultats de telle ou telle politique, de telle ou telle méthode éducative et rééducative. Mais de fait, on ne fait pas vraiment de prévention, on en parle seulement. On voit de plus en plus de policiers de divers ordres patrouiller dans nos rues, mais pas d’éducateurs de rue ni de clubs de prévention. Quant aux moyens déployés pour la fameuse « intégration », celle qui pourrait se servir justement du vecteur des enfants pour faire du lien avec les parents et avec l’environnement, on n’en aperçoit rien, dans les écoles maternelles des « quartiers ». Les désavantages culturels, les carences éducatives ne sont pas compensées autrement que par le dévouement de certains enseignants bien peu aidés. 

S’il y a un lien entre les carences de l’intervention sociale au sens large auprès des familles, de l’école, des institutions de protection de l’enfance et l’augmentation de la gravité d’un certain nombre de comportements violents, c’est par l’absence du repérage et du soin donnés très tôt aux enfants très violents, à un jeune âge. Mais ce repérage et cette prévention ne se font pas parce que plus personne ne s’occupe vraiment de socialiser les jeunes enfants. Si les parents ne le font pas, en inscrivant leurs enfants dans toutes sortes d’écoles et d’activités de grande qualité, privées, les enfants en difficultés ne bénéficieront d’aucune suppléance aux carences éducatives familiales. Nous vivons une sorte de dépression généralisée. Celle d’une société qui ne se préoccupe pas de l’avenir de ses enfants. Cette dépression se lit bien sûr dans la baisse continue de la natalité. Mais elle se lit aussi dans le nombre important de suicides. Le nombre de morts par suicide est environ dix fois plus élevé que le nombre d’homicides (8900 versus 950). Et ce sont les adolescents qui payent le plus lourd tribut à ce type de mort. 3% des adolescents déclarent avoir fait au cours de leur vie une tentative de suicide (TS). La situation des jeunes filles âgées de 15 à 19 ans est particulièrement préoccupante. Elles concentrent le taux le plus élevé d’hospitalisations pour tentative de suicide depuis de nombreuses années (2022). Les pensées suicidaires des très jeunes ont quant à elles augmenté notablement depuis le triste épisode du Covid. L’horreur d’imaginer un enfant de moins de 12 ans ayant des pensées suicidaires ne fait pas la une des médias. Pourtant, c’est bien un signe de barbarie. 

Le suicide comme le meurtre ou les agressions violentes témoignent d’une violence exacerbée. Je me souviens d’une psychiatre du Quartier de jeunes mineurs de Fresne qui m’expliquait que ces jeunes mineurs, meurtriers ou ayant fait une tentative de meurtre montraient presque toujours des symptômes semblables à ceux des personnes souffrant de stress post-traumatique et elle avait cette image parlante : « quand la pression monte trop fort dans leur tête, il faut que le sang coule, le leur ou celui d’autrui. » Et selon ses investigations la grande majorité de ces jeunes avaient vécu des évènements très graves dans leur petite enfance : mauvais traitements, abandon, mort d’un parent, exposition à des violences intra-familiales graves, etc. 

Alors la théorie selon laquelle il faudrait faire cesser toute forme de violence : les bagarres entre jeunes, les coups donnés entre eux par des enfants, les dégradations, etc. pour que disparaissent les actes de violence grave est simpliste. Philippe Ariès (historien de l’enfance et de la mort), dit tout à fait le contraire : 

« L’interdiction de la fessée, c’est l’interdiction de toucher le corps. Mais ce n’est pas seulement du puritanisme, je crois que ça va plus loin. Toute la société industrielle moderne est une société en réaction contre la violence. On a l’habitude de dire que nous sommes la société de la violence. Moi, je crois que c’est exactement le contraire. Nous avons dans notre société des violences meurtrières, mais elles sont meurtrières parce que nous n’avons pas l’apprentissage de la violence. Parce que nous ne donnons jamais de coups et que nous n’en recevons pas, l’homme d’aujourd’hui ne connait pas sa force et quand il est amené à en user, dans un moment de fureur, il a beaucoup tendance à en abuser. Si nous n’avons pas l’apprentissage de la violence ou de la force, c’est tout simplement parce que l’éducation depuis le XVIIe siècle, depuis aussi bien les Jésuites que les puritains consiste à éviter le contact du corps. (Philippe Ariès, Itinéraire, égo-histoire, texte de 1980, in Philippe Ariès, Pages ressuscitées, Le Cerf, octobre 2024, p. 170).

On peut rapprocher cette analyse d’Ariès, des écrits de Michel Maffesoli sur la violence (Essais sur la violence (1979), Le Cerf, Lexio, 2023) dans lesquels il montre bien comment l’aseptisation de la société conduit à un retour pervers de la violence. Il s’agit dit-il d’homéopathiser la violence. Et de prendre comme exemple, dans son dernier livre (Apologie, Autobiographie intellectuelle, Le Cerf, février 2025) son enfance dans un village de mineurs du Midi, dans lequel les violences (entre enfants, entre adultes) existaient, mais étaient contenues et ritualisées par les fêtes, les manifestations, les divers rituels communautaires. 

Aujourd’hui, que ce soit à l’école ou dans la rue, dans les squares ou sur les places publiques, il s’agit d’éradiquer la violence. De signaler immédiatement toute bagarre où les enfants roulent les uns sur les autres dans la cour de récréation. D’empêcher les rodéos et puis les rassemblements de jeunes. D’interdire les couteaux comme si tous les hommes du peuple n’avaient pas eu, toujours un couteau dans leur poche et comme si les enfants ne devaient pas apprendre qu’un couteau coupe. Et que ça fait mal. 

Pensons à la fascination de nombre de jeunes pour la chevalerie, pour les combats de héros, pour les superhéros. Faut-il tenter de les purger de cet imaginaire ou peut-on au contraire se servir de ce besoin de rites collectifs, d’expériences corporelles ritualisées, fussent-elles un peu violentes pour qu’ils apprennent l’être ensemble qui n’est pas la peur et la défiance agressive devant l’autre, mais une confrontation esthétique. Celle qui permet d’éprouver en commun sentiments et sensations.

 

Hélène Strohl, inspectrice générale des affaires sociales honoraire, a écrit L’Etat social ne fonctionne plus et La faillite des élites, avec Michel Maffesoli. 





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