Prison ou bracelet, la fausse alternative, par Olivier Razac (Le Monde diplomatique, mars 2023)


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Herbert Bayer. — « Einsamer Großstädter » (La solitude du citadin), 1932

Quand on parle de surveillance électronique pour les condamnés, il faut bien distinguer le placement sous surveillance électronique fixe du placement sous surveillance électronique mobile (1). Technologiquement, le placement fixe est constitué d’un bracelet porté à la cheville, d’un terminal posé au domicile de la personne — que l’on appelle aussi le « placé » — et relié par le réseau téléphonique à un centre de surveillance distant qui traite les incidents. Grâce à une technologie de radiofréquences, il permet de détecter la présence ou l’absence du bracelet, donc de l’individu, dans un périmètre fixe (en général le domicile) selon un certain emploi du temps (en général la soirée et la nuit). Ce qui en fait surtout un couvre-feu électroniquement vérifié. Sur le plan judiciaire, il s’agit principalement d’un aménagement des petites peines (inférieures à deux ans) de condamnés qui peuvent fournir un certain nombre de garanties d’insertion : un travail, une formation ou une activité contribuant à leur réinsertion, un logement ainsi qu’un entourage volontaire et « cadrant ». Il y avait 15 064 placés au 1er mai 2022.

Le placement sous surveillance électronique mobile, instauré par la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales, est composé du même type de bracelet, d’un terminal au domicile, mais aussi d’un émetteur-récepteur porté à la ceinture, et basé sur une double technologie de géolocalisation (pour savoir où est l’individu, presque en temps réel) et de téléphonie mobile (pour indiquer cette localisation à un centre de contrôle). Ce dispositif permet d’interdire l’accès à certaines zones (dites zones d’exclusion) et d’obliger l’individu à rester dans une zone d’inclusion aux contours définis selon un emploi du temps. De plus, les services de probation doivent analyser régulièrement l’ensemble des déplacements enregistrés afin de repérer ceux qui pourraient comporter des risques pour de potentielles victimes. Ce dispositif concerne, pour l’instant, un public tout à fait différent de celui du placement fixe. Il a été adopté dans un cadre juridique particulier comme obligation possible dans le cadre de mesures de sûreté — la surveillance judiciaire (2005) et la surveillance de sûreté (2008) — qui s’ajoutent à la peine et, surtout, d’une mesure plus ancienne, le suivi socio-judiciaire créé en 1998. Dans une perspective sécuritaire de prévention de la récidive, la décision de placement suppose une évaluation de la dangerosité, c’est-à-dire d’un important risque de passage à l’acte grave de l’individu. Le plus souvent, elle suit une incarcération longue et peut s’imposer plusieurs années, voire être d’une durée indéterminée dans le cas de la surveillance de sûreté (mesure toujours en vigueur mais qui n’est plus utilisée). Il y avait environ trente-cinq personnes concernées au 31 décembre 2021. Quelques centaines l’ont subi depuis son introduction. Cela peut sembler faible et ce placement apparaître comme un dispositif de moindre enjeu. Mais cette surveillance électronique par GPS est en expansion dans d’autres pays. Elle est par exemple devenue la plus utilisée aux États-Unis. En 2015, on pouvait estimer à environ 130 000 le nombre de justiciables américains portant un bracelet à un instant donné, dont environ 88 000 dispositifs GPS et environ 38 000 dispositifs à radiofréquences (2).

Riposte graduée

Forme d’enfermement, ou plutôt de limitation de la liberté d’aller et venir, le placement sous surveillance électronique illustre la virtualisation du pouvoir sur l’espace, dont il rassemble les cinq caractéristiques.

Légèreté. Les limites des zones d’exclusion ou d’inclusion sont immatérielles. Elles sont découpées sans déplacer un gramme de matière. Dans le cas du bracelet fixe, on paramètre à distance l’extension virtuelle de la zone de confinement. Dans le cas du bracelet GPS, il suffit de tracer les limites avec une souris sur un écran d’ordinateur du pôle de contrôle. Le logiciel de surveillance fournit une carte informatisée du territoire associée à une grille d’emploi du temps. Le surveillant pénitentiaire est chargé de transcrire sur cette carte des décisions du juge d’application des peines, du type : « Zone d’inclusion : Ne pas sortir du foyer [X, telle adresse] (rayon de 01 km). En semaine : avant 7 heures — après 20 heures. En fin de semaine et jours fériés : avant 7 heures — après 21 heures. Zone d’exclusion : Ne pas se rendre à : [Telle ville] (rayon de trente kilomètres autour de cette commune). »

Mobilité. À chaque personne placée correspondent des délimitations particulières sans modification de l’espace physique, privé ou public. Le périmètre de l’assignation à domicile est « posé » aussi instantanément qu’il est « retiré », il peut être étendu ou rétréci très facilement. Le bracelet GPS permet une grande individualisation des contraintes : l’interdiction de tout le territoire sauf une ville ; l’interdiction de multiples lieux dans une ville plus l’obligation de résidence dans un foyer ; la seule interdiction de s’approcher du domicile de la victime à l’autre bout de la France, etc. Par ailleurs, il est possible de modifier ces zones ou d’en ajouter de nouvelles (sur décision judiciaire) en quelques clics de souris. Il n’y a presque aucun frein technique à l’adaptabilité des délimitations informatisées, avec une vitesse quasi instantanée pour un coût nul. Surtout, ce bracelet GPS autorise le condamné à se déplacer. Il a ainsi pu être présenté comme un dispositif postcarcéral qui permet de passer « du milieu clos à la surveillance instantanée. (…) De ce point de vue et par rapport au système carcéral, le placement sous surveillance électronique mobile présente l’originalité et le paradoxe de promettre plus de sécurité pour la société et plus de liberté pour les condamnés (3) ».

Plasticité. L’efficacité de l’interdiction ne dépend pas d’une quelconque résistance de matériaux puisque rien de physique n’empêche d’entrer ou de sortir des zones définies. Ces délimitations sont en quelque sorte indestructibles parce qu’il n’y a rien à détruire. Leur « solidité » dépend de l’intériorisation de ses obligations par le placé, qui n’a pas intérêt à les outrepasser sous peine de voir sa mesure révoquée et donc d’être réincarcéré. Surtout, le placé se trouve moins confronté à la violence directe de l’État qu’à un dispositif technique qui lui permet d’être dehors, à condition qu’il soit capable de le gérer correctement.

Réactivité. L’efficacité du dispositif repose sur la réaction automatique de la surveillance. Avec le bracelet fixe, les surveillants du centre de contrôle appellent le placé sur son portable afin qu’il se justifie et régularise sa situation, s’il n’est pas chez lui alors qu’il devrait y être, voire s’il est chez lui alors qu’il ne devrait pas y être. Avec le bracelet GPS, il y a d’abord l’alarme du récepteur portable (assortie d’un message visuel sommaire), puis une demande d’explication téléphonique et, enfin, si la personne ne rejoint pas une zone autorisée, l’alerte des forces de l’ordre qui la recherchent comme un évadé, aidées par les informations du dispositif de géolocalisation. Cette « riposte graduée » est intégrée par un individu qui se sait surveillé (ou plutôt localisé) en permanence de telle manière qu’il ne puisse oublier cette surveillance et donc qu’il ne puisse douter de la réaction physique du dispositif. D’une manière générale, les placés ont tendance à anticiper la réaction du dispositif en justifiant à l’avance tout risque d’alarme.

Discrétion. Non seulement la fermeture de ces zones est discrète, mais elle est tout simplement invisible. Elle n’existe que pour la personne qui porte le bracelet sous la forme de la représentation qu’il s’en fait et, plus concrètement, d’un coup de téléphone ou d’un signal sonore d’avertissement lorsqu’il franchit un seuil prohibé. Le bracelet lui-même se cache relativement facilement sous les vêtements. Le récepteur GPS est peu identifiable quant à sa fonction particulière. Ainsi est-il possible d’exercer une violence spatiale concrète, c’est-à-dire le contrôle des déplacements d’un corps, sans que cette violence puisse être perçue ou montrée à travers les outils qui la permettent. Les murs de la prison ou, mieux, le barbelé pouvaient adéquatement symboliser la violence de l’incarcération. Le banal récepteur GPS ou même le bracelet en plastique ne représentent pas la spécificité d’un emprisonnement virtuel.

Selon Gilles Deleuze, le passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle serait particulièrement visible à travers le processus de « désinstitutionnalisation » des dispositifs fermés typiques du XIXe siècle. Le développement de la psychiatrie de secteur et la diminution des places d’hospitalisation en seraient l’exemple flagrant. Or, s’il est légitime de parler de désinstitutionnalisation en ce qui concerne le champ psychiatrique, la chose est beaucoup moins évidente pour le champ pénitentiaire. Car non seulement le développement du milieu ouvert pénitentiaire n’a pas réduit le nombre de personnes incarcérées, mais il n’a pas empêché une inflation carcérale importante. Au milieu des années 1970, il y avait environ 25 000 personnes incarcérées et 30 000 personnes suivies en milieu ouvert (essentiellement des sursis avec mise à l’épreuve), c’est-à-dire environ 55 000 personnes sous le coup d’une sanction pénale privative ou restrictive de liberté (ou en détention provisoire). Une quarantaine d’années plus tard, on compte environ 71 000 personnes détenues au 1er mai 2022, 15 000 condamnées sous surveillance électronique, et 170 000 personnes suivies en « milieu ouvert » par les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) (au 31 décembre 2021), soit un total de plus de 255 000 personnes. Ainsi, le développement du milieu ouvert pénitentiaire n’a pas désinstitutionnalisé la prison mais conduit à une « institutionnalisation » de la gestion de la petite délinquance.

Cela implique que ce que l’on appelle communément des peines « alternatives » à l’incarcération sont plutôt des peines « itératives », non pas à la place de… mais en plus de la prison. Cette ambiguïté fondamentale du champ de la probation est plus nette en ce qui concerne le placement sous surveillance électronique fixe. Aujourd’hui encore, le bracelet est largement présenté comme une solution de rechange à l’incarcération. Il s’agit bien, pour l’essentiel, d’un aménagement de peine qui transforme une décision judiciaire de prison ferme en un couvre-feu à domicile. Mais trois types d’arguments suffisent à mettre sérieusement en question cette apparence formelle. Un argument quantitatif déjà évoqué : « Quant à savoir si la surveillance électronique diminue les populations carcérales, la réponse d’un auteur [d’une étude sur le sujet] est catégorique : “Dans la mesure où nulle part au monde la promotion de cette mesure, pas plus qu’une autre alternative, n’a réduit la population pénitentiaire, il semble bien que la question soit rhétorique. La réponse est non” (4) », indiquait, en 2000, le ministère de la sécurité publique québécois. Ce constat net dès les débuts de la surveillance électronique dans le monde n’a pas été démenti depuis (5).

Importante inflation carcérale

Un argument qualitatif, plus fin, pose la question de savoir qui est placé sous surveillance électronique. « Le profil sociodémographique des placés ressemble davantage à celui des condamnés pris en charge en milieu ouvert, et cette ressemblance donne à penser qu’il ne s’agit pas d’une population qui aurait été vouée à l’emprisonnement en l’absence de cette mesure (6) », constatent des chercheurs. Il n’est pas possible de démontrer actuellement que, si le bracelet électronique n’existait pas, les placés seraient plutôt en sursis avec mise à l’épreuve (devenu sursis probatoire en 2019) qu’en prison. Mais on doit tout de même remarquer que, en ce qui concerne les types de population (d’un point de vue pénal et social), le bracelet « mord » davantage sur des formes moins contraignantes de peine que sur l’incarcération, dans la mesure où il concerne pour l’essentiel des primo-condamnés, pour des actes de faible gravité, possédant des « garanties » d’insertion.

Un troisième argument, fonctionnel, permet de comprendre que les mesures de probation qui sont des peines dites contractualisées (les placés signent un document par lequel ils acceptent de porter le bracelet) n’existent qu’en articulation avec la prison comme peine qu’on ne peut pas refuser. La prison, comme forme de justice imposée, est la menace nécessaire au fonctionnement des mesures de probation comme forme de justice négociée. Développer le bracelet électronique ne peut donc pas faire disparaître la prison.



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