Cervières (Hautes-Alpes), reportage
Quand Myrtille Brunet entre dans son étable, ses chèvres se précipitent vers elle en bêlant. Un petit biquet tout brun glisse sa tête entre les barrières à la recherche de caresses. « C’est Voltaire, il est né l’année dernière. Mon petit garçon lui a donné le biberon. Du coup, on l’a gardé », raconte la jeune éleveuse. Derrière Voltaire, une biquette est perchée sur une balançoire en palettes, « de quoi les occuper pendant les longs mois d’hiver », poursuit l’éleveuse de 36 ans. Avec sa mère et ses deux sœurs, Lise et Gentiane, elle a repris en 2011 l’exploitation familiale, située dans le petit village de Cervières, à côté de Briançon, dans les Hautes-Alpes. Elles élèvent une cinquantaine de chèvres, une douzaine de vaches et autant de génisses pour fabriquer des fromages. Pourtant, leur havre de paix aurait pu ne jamais voir le jour.
Si Myrtille a pu s’installer sur la terre de ses ancêtres, c’est parce que son père et d’autres agriculteurs du village se sont battus contre un projet de station de ski qui aurait bétonné leurs pâturages. Dans les années 1970, le gouvernement souhaitait construire ici la quinzième station du plan neige, une stratégie économique visant à créer ex nihilo des villes dédiées à l’industrie du ski alpin. La Plagne, Les Arcs, Flaine, Les Menuires ou Avoriaz sortirent de terre à grands coups de bulldozers. Les pistes furent creusées dans les alpages, les forêts rasées pour édifier des immeubles, des routes creusées à flanc de montagne. C’était l’époque des Trente Glorieuses, du tourisme de masse et de l’or blanc.

Le village de Cervières (Hautes-Alpes) est situé à 1 600 mètres d’altitude, au pied du col d’Izoard.
© Pablo Chignard / Reporterre
À Cervières, des remontées mécaniques et 15 000 lits auraient dû sortir de terre, en même temps qu’un altiport et un golf.
Les promoteurs immobiliers lorgnaient sur 6 500 hectares de la plaine du Bourget, le grenier à foin du village. « Si on nous l’enlève, mes administrés vont disparaître », craignait alors Raymond Faure-Brac, le maire de l’époque, dans un document d’archives retrouvé par France 3.

Bernadette Brunet montre des journaux locaux et nationaux de l’époque racontant la lutte.
© Pablo Chignard / Reporterre
Pour les habitants, la plupart paysans, il était hors de question d’abandonner leurs pâturages aux skieurs. Le père de Myrtille Brunet faisait partie des opposants. Né en 1941, il avait à peine 30 ans lorsque les promoteurs ont débarqué pour racheter les terres… sans succès. Aucun paysan n’a cédé. Il faut dire que les compensations étaient dérisoires : entre 30 et 50 centimes de francs le m2 (moins de 0,25 euro). « C’était insignifiant », se souvient François Brunet, assis sur une chaise au soleil au seuil de sa ferme.
Recours juridiques, pétitions, médiatisation… Au final, même Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, se rangea de leur côté. « Le tourisme et son développement en montagne sont nécessaires. Mais il est bien évident qu’il est également indispensable de conserver une activité économique permanente qui ne peut que relever de l’agriculture », assurait-il dans un document d’archives.
Après une décennie de lutte, le projet a été abandonné à la fin des années 1970, sans réelle annonce officielle.

Myrtille tient la ferme des Brunet avec ses sœurs Lise et Gentiane. Elles élèvent des chèvres et des vaches pour la confection de fromage.
© Pablo Chignard / Reporterre
Beaucoup de jeunes éleveurs, « un cas assez rare »
Depuis, à Cervières, les associations écologistes attendent la création d’une réserve naturelle. Mais le processus est au point mort. « Le maire de Cervières n’a pas très envie d’une réserve, il a peur d’avoir trop de contraintes, que la vallée soit mise sous cloche, déplore Claude Rémy, président de l’association Arnica Montana depuis trente-six ans. Pourtant, elle serait nécessaire pour mieux gérer la fréquentation touristique, réfléchir et préserver ce patrimoine culturel. »
Cette réserve permettrait de sanctuariser définitivement les lieux, de couper court à toute velléité d’aménagement et de protéger les champs des agriculteurs qui se sont installés ces dernières années. « Nous sommes la seule commune dans la région où il y a autant de jeunes éleveurs qui ont repris les exploitations. C’est un cas assez rare », dit Bernadette Brunet, membre historique de l’association Aesc.
Son fils, Pierre, a repris l’exploitation familiale avec sa compagne, Faustine Lengaigne. Ils élèvent environ 200 brebis pour vendre leurs petits, labellisés agneaux de Sisteron. Le couple nous reçoit dans une grande salle au-dessus de l’étable, où ils accueillent les groupes pour des visites pédagogiques. Les visiteurs peuvent y acheter des bonnets tricotés avec la toison des animaux du troupeau.

La ferme pédagogique de Pierre et Faustine.
© Pablo Chignard / Reporterre
Pierre et Faustine avaient commencé leur vie professionnelle en ville. Mais il y a deux ans, ils ont décidé de reprendre la ferme familiale. « On est proches de la nature, des bêtes. C’est un métier varié tout au long de l’année. Après, c’est sûr, on n’a pas beaucoup de temps libre », sourit Pierre Brunet. Quand il repense à la lutte menée contre la station de ski, il ressent de la « fierté ». « Cervières est un village assez exceptionnel au niveau de l’agriculture. Si on regarde les vallées autour, c’est pas autant développé. »
Même si certaines fermes ont disparu avec le départ à la retraite de leurs propriétaires, le village a conservé sa vocation agricole et compte aujourd’hui sept exploitations. Pourtant, les paysans doivent toujours se battre pour préserver leurs champs. Le parc immobilier compte 60 % de résidences secondaires. « Le maire ne cherche pas à construire comme à Monêtier-les-Bains [composante de la station de ski de Serre Chevalier], où on ne pense qu’à ça. Mais il aimerait quand même faire des parkings sur des terres agricoles, et il va construire un lotissement », poursuit Pierre Brunet. Celui-ci serait toutefois être réservé aux résidents permanents.

La ferme Brunet est tenue par trois sœurs.
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Jean-Franck Vioujas, l’édile de Cervières, se défend d’être un grand bâtisseur. Peu loquace face aux journalistes, il n’a pas vraiment envie de revenir sur la lutte contre la station de ski : « Ça fait partie du passé ». Il préfère mettre en avant l’attractivité de son village, dont la population en croissance va bientôt compter 200 âmes. « Nous sommes la seule commune du Briançonnais qui gagne des habitants, car nous avons un foncier abordable », dit le maire. Le m2 d’une maison coûte en moyenne 2 600 euros, contre 3 800 euros à Briançon.
Le lotissement décrié par Pierre Brunet permettra, selon Jean-Franck Vioujas, de loger des résidents permanents. « Nous avons construit un lotissement il y a plus de dix ans. Dans le règlement intérieur, il est précisé que c’était uniquement pour les résidents à l’année. Pour l’instant, on s’y tient très bien », affirme l’édile.
Quelles que soient les ambitions immobilières du maire, les membres de l’association Aesc et beaucoup d’agriculteurs continueront de veiller au grain afin que cette vallée préservée ne soit pas défigurée par le béton.