Jacques Caplat est agronome et ethnologue. Il est aujourd’hui coordinateur des campagnes agriculture et alimentation pour l’association Agir pour l’environnement. Son dernier ouvrage, Agriculture industrielle, on arrête tout et on réfléchit (Rue de l’échiquier, 2025), est paru vendredi 21 février.
Reporterre — Le Salon de l’agriculture ouvre ces portes à Paris samedi 22 février. Mais de quelle agriculture parle-t-on ?
Jacques Caplat — Lors du Salon, l’agriculture industrielle se met en scène, en accordant une place aux agricultures de marge — les races anciennes, les petits producteurs. Mais il s’agit là d’une version fantasmée. C’est une imposture profonde, une image construite pour rendre acceptable et valoriser un système agricole qui se trouve en réalité très éloigné de ce qu’on voit porte de Versailles.
Quand on parle d’agriculture industrielle, on parle d’une agriculture basée sur une production de masse, standardisée, uniformisée et fondée sur une logique d’accumulation capitaliste des moyens de production. Avoir toujours plus de terre, de cheptel, de machines. Cette dimension économique est essentielle pour comprendre ce modèle. Ensuite, il y a des choix techniques forts, qui reposent sur l’idée que le vivant est un adversaire. Les pesticides et les engrais de synthèse en sont un des principaux aspects.
Dans votre livre, vous racontez le basculement de l’agriculture européenne, puis mondiale, vers l’industrialisation. Quels ont été selon vous les moments clés de cette transformation ?
Le mouvement des enclosures, commencé au XVIe siècle en Grande-Bretagne, peut être considéré comme un moment fondateur. Il a conduit à la transformation d’espaces jusque-là communs en propriétés privées. C’est le début des grands domaines aristocratiques et de la spécialisation agricole.
Le développement du chemin de fer constitue une autre étape majeure. Il a rendu possible l’approvisionnement des villes à longue distance. Plus besoin de tout produire près de chez soi. Le chemin de fer a accéléré la spécialisation des régions dans des productions — le blé dans la Beauce, l’élevage dans l’Ouest, etc. — qui ont ensuite été massifiées.
« Le système agroalimentaire fait tellement partie du paysage que même les paysans n’arrivent plus à le remettre en cause »
La mise en branle de l’industrialisation remonte donc au milieu du XIXe siècle, même si la généralisation de ce modèle s’est faite après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, il était idéologiquement et politiquement possible de faire table rase du passé, et ainsi de pousser le basculement du monde paysan vers ce nouveau système agroalimentaire.
Vous documentez avec précisions les ravages de l’agriculture industrielle sur les écosystèmes, mais aussi sur les paysans. On en vient à se demander à qui profite le crime : qui a intérêt à faire perdurer cette industrialisation mortifère ?
Elle profite à l’économie agroalimentaire mondiale, en particulier aux grandes multinationales de la semence et des pesticides. Aujourd’hui, il va de soi qu’il faut produire pour le marché mondial, il va de soi que la transformation se fait dans de grandes usines et la commercialisation dans des grandes surfaces… Le système agroalimentaire fait tellement partie du paysage que même les paysans n’arrivent plus à le remettre en cause.

Le modèle de la grande distribution est l’un des piliers de l’agro-industrie.
Wikimedia Commons / CC BY–SA 4.0 / Chabe01
Au lieu de se dire « c’est absurde », on se dit « je n’ai pas le choix ». Les règles économiques s’imposent aux paysans, qui, pour s’y plier, combattent le vivant, détruisent la biodiversité, polluent l’eau… Le monde paysan est pris en tenaille entre l’amont et l’aval, c’est-à-dire entre les industries de la chimie et des semences d’un côté et l’industrie agroalimentaire et la grande distribution de l’autre.
Selon vous, l’industrialisation de l’agriculture n’a rien d’inéluctable. Pourtant, l’actualité — avec les attaques contre les « normes environnementales », les bons scores de la Coordination rurale et de la FNSEA aux élections professionnelles — montre une forte résistance au changement dans le monde agricole… Qu’est-ce qui vous permet de rester optimiste ?
Ce constat s’explique notamment par le fait que la majorité des paysans ont intériorisé l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative. Donc la solution, c’est justement de montrer qu’on peut faire autrement. Il faut mettre à bas l’édifice industriel et capitaliste. Ceci se fait en développant toutes les initiatives qui s’inscrivent dans une logique opposée : le morcellement, la décentralisation, la déspécialisation de la production.
Quand on évoque les solutions qui existent — les Amap, les semences paysannes, la bio —, cela donne souvent l’impression d’un patchwork foisonnant… mais pas très cohérent. Pourtant, il y a une cohérence profonde : toutes ces alternatives sont une facette de la désindustrialisation agricole. Arrêter d’accumuler, stopper le gigantisme, lutter contre l’uniformisation…
« On a rendu l’alimentation moins chère au prix d’une ruine économique pour certains et d’une dégradation de l’environnement »
J’ouvre le livre par une citation d’Élisée Reclus, grand géographe du XIXe siècle, mais aussi anarchiste [1]. Car prendre le contre-pied de l’agriculture industrielle implique une logique anarchiste. Nous devons créer une sorte de foisonnement de possibles, par la mise en réseau d’initiatives locales.
Autre signe inquiétant, la crise de l’agriculture biologique, qui perdure depuis plusieurs années. A-t-on perdu la bataille ?
La crise de la bio vient de l’agro-industrie. La bio pouvait exister tant qu’elle restait une pratique marginale. Dès qu’elle a atteint un seuil, elle est devenue dangereuse, et l’agro-industrie a décidé de la tuer.
Il n’y a pas de crise de la bio d’un point de vue structurel. Les grandes surfaces ont créé une saturation de l’offre bio, puis elles ont retiré massivement des produits des rayons. Il y a eu ensuite un effet d’emballement.
Le problème, c’est que l’agro-industrie rend la bio chère. Tout le système des aides et des charges sociales favorise les exploitations industrielles et renchérissent le prix de la bio.
La massification de la production n’a-t-elle cependant pas fait baisser les prix de l’alimentation ?
C’est une imposture ! La massification a permis de baisser les prix en appauvrissant certains paysans, certains pays. On a rendu l’alimentation moins chère au prix d’une ruine économique pour certains et d’une dégradation sans précédent de l’environnement. À très court terme, oui, on paye moins cher pour manger de la merde. Mais on paye par nos impôts la dépollution de l’eau, les soins médicaux des maladies liées aux pesticides, la reconstruction des maisons balayées par les inondations, parce que les sols agricoles ne retiennent plus l’eau.
Est-il possible de nourrir le monde avec une agriculture paysanne respectant les écosystèmes ?
C’est même la seule qui soit capable de le faire. L’agriculture industrielle n’y est jamais parvenue, des millions d’humains souffrent aujourd’hui de la malnutrition. La faim est un problème de pauvreté, pas un problème agronomique ; ce n’est pas une question de volume — on produit assez — mais une question d’accès.
« Les trois quarts de l’élevage actuel n’ont plus de raison d’être : les élevages hors-sol, les fermes usines n’ont aucune justification »
C’est d’autant plus vrai que l’agriculture industrielle est en train de se prendre le mur climatique. Car pour être performante, cette agriculture vise à reproduire sur le terrain un modèle théorique, qui nécessite d’artificialiser les champs. Dit autrement : pendant 10 000 ans, les paysans ont adapté les plantes et les animaux au milieu dans lequel ils vivaient.
Depuis 150 ans, l’agro-industrie cherche à adapter le milieu aux plantes et aux animaux issus d’une sélection réductionniste menée par des agronomes sur la base de modèles théoriques. Et ça, ça ne marche plus avec les aléas climatiques — sécheresse, inondations, gel tardif. Résultat, les rendements moyens de l’agro-industrie s’effondrent.

« L’agriculture industrielle est en train de se prendre le mur climatique. »
Wikimedia Commons / CC BY–SA 4.0 / Wizly-08
L’agriculture de demain aura-t-elle un autre choix que d’être écologique ?
Je pense que oui. Mais l’argument de l’inéluctabilité est dangereux. Car sans anticipation, cette transformation se fera au prix de milliards de morts.
Quelle place pour l’élevage dans une agriculture postindustrielle ?
Je fais une distinction entre élevage et consommation de produits animaux. On peut imaginer d’élever des animaux sans les exploiter d’un point de vue alimentaire, de ne pas retirer les veaux à leurs mères, par exemple, ou de créer des « maisons de retraite » comme il en existe déjà pour les poules pondeuses.
« On ne construira une alternative au capitalisme que par une multitude d’actions et de diffusions locales »
Mais nous avons besoin d’animaux, car il n’existe pas d’autre manière pour produire du fumier et entretenir les prairies. Les prairies sont un point chaud de la biodiversité, les laisser disparaître serait une catastrophe pour le vivant. Et sur le plan agronomique, il est impossible de pratiquer des cultures sans pesticides et sans engrais de synthèse si l’on ne dispose pas d’élevage pour intercaler des prairies entre les cultures et apporter des engrais organiques.
Ceci étant dit, dans cette perspective, les trois quarts de l’élevage actuel n’ont plus de raison d’être : les élevages hors-sol, les fermes-usines, n’ont aucune justification. Il nous faut moins d’animaux, mieux répartis sur le territoire.
Les alternatives à l’agriculture industrielle existent, vous l’avez dit. Seulement, elles restent largement minoritaires. Quels moyens d’action sont à notre disposition pour qu’elles deviennent majoritaires ?
Chacun peut agir à son niveau. Il faut bien sûr agir pour changer le cadre — national, européen — qui écrase et oriente tout. Ceci peut se faire par le vote, par les mobilisations sociales. Mais à côté du « grand soir » — aléatoire et plutôt mal barré en ce moment — il y a les « petits matins ». On ne construira une alternative au capitalisme néolibéral que par une multitude d’actions et de diffusions locales. Il faut ébranler le colosse par la base, le morceler, le fragmenter, jusqu’à ce qu’il s’effondre.
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