Oubliées. Les paysannes ont peu de place dans les études historiques sur leur profession. C’est ce dont s’est rendu compte Jean-Philippe Martin, spécialiste du syndicalisme agricole de gauche. Il s’est donc attaché à combler ce manque. Il a assemblé témoignages, livres et publications syndicales au sujet du combat des agricultrices pour leurs droits depuis les années 1960. Il a publié le 10 janvier Paysannes — Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole (éd. De l’Atelier). Reporterre s’est entretenu avec lui et, on s’en doutait, ce rude combat n’est pas terminé.
Reporterre — En quoi les agricultrices sont-elles « doublement dominées » ?
Jean-Philippe Martin — Elles sont dominées en tant que membres d’un groupe social subalterne, les agriculteurs, et en tant que femmes au sein de ce groupe.
Pendant longtemps, la femme d’agriculteur n’avait pas de statut, comme si elle n’existait pas. Même si elle travaillait dans l’exploitation ! Le mot agricultrice apparaît dans le dictionnaire en 1961. Le statut de conjoint collaborateur date de… 1999. Cela signifie qu’avant, quand un courrier arrivait pour l’exploitation, il était au nom de monsieur seulement. Des témoignages relatent à quel point c’est symboliquement important, pour elles, quand les courriers se mettent à arriver à leur nom aussi.
Concrètement, cela signifie qu’elles n’avaient pas de droits à la retraite et de couverture en cas d’accident du travail. En résumé, pas de droits sociaux. Par ailleurs, même dans les couples où il y avait une bonne entente, le pouvoir de décision sur les orientations de l’exploitation, c’était l’homme [qui l’avait].
Dans les années post Seconde Guerre mondiale, les mots utilisés par les femmes pour décrire leur condition d’agricultrices sont très forts. Elles parlent de « servage », d’« esclavage ». Pourquoi ?
Vous trouvez ces expressions sous la plume d’agricultrices et aussi d’agriculteurs qui parlent de leur mère. Ce qu’elles expliquent, c’est qu’elles sont les premières levées, les dernières couchées. Elles travaillent du matin au soir de manière ininterrompue, sept jours sur sept. Elles partent pour la traite le matin tôt, puis préparent le petit déjeuner des enfants et les amènent à l’école et, si besoin, retournent finir la traite, enchaînent avec une autre activité, le déjeuner… Elles n’arrêtent pas de 6 heures à 23 heures. Et c’est d’autant plus violent que ce travail n’est pas reconnu.
À partir de quand y a-t-il une contestation de cette condition ?
C’est progressif. Il y a une première prise de conscience dans les années 1960, portée par le syndicat CNJA — Centre national des jeunes agriculteurs. Il a une conception de l’agriculture comme un métier de couple même si l’homme y a le rôle le plus important. Il y a une volonté de rompre avec la tradition : que ce couple ne cohabite plus avec les anciens dans la même maison, pour qu’il vive sa vie, sa sexualité, ait des enfants et prenne part aux décisions sur la ferme.
Ce syndicat a fait des enquêtes pour savoir concrètement ce que font les femmes dans une journée, quelles tâches, quel temps elles y consacrent. L’idée est d’objectiver l’importance de leur travail sur l’exploitation agricole. Cela permet à ces agricultrices de faire reconnaître à leurs compagnons, aux agriculteurs dans leur ensemble, et à la société, l’importance de leurs tâches. Il s’agit aussi de gagner en autonomie, par exemple en laissant tomber les activités qui prennent beaucoup de temps et en créant une activité lucrative gérée par les femmes [fabrication de fromage, transformation à la ferme, petit élevage…], ce qui leur donne un petit revenu.

Lola, éleveuse de chèvres en Ardèche, en 2018.
© Marie Astier/Reporterre
À quel moment les agricultrices — et leurs syndicats — vont commencer à revendiquer des droits ?
Cela commence après 1968, plutôt dans les années 1970-80. Elles luttent pour obtenir un statut, et le congé maternité ! Ces sujets sont portés en particulier par le mouvement syndical qui devient ensuite la Confédération paysanne.
En 1977, les agricultrices obtiennent un congé maternité de quinze jours, mais il leur faut financer une partie du coût du remplaçant. Puis il s’allonge peu à peu. Les militantes axent leur combat sur l’obtention d’une égalité avec les salariées [soit seize semaines]. Ce ne sera le cas qu’en 2005.
Concernant leur statut, cela a aussi été très tardif. Les femmes ne pouvaient pas être en Gaec — groupement agricole d’exploitation en commun — avec leur mari, même quand elles travaillaient sur l’exploitation. Elles ne peuvent s’associer avec leur mari que depuis 2010. Le statut de chef d’exploitation leur est ouvert en 2006.
Comment expliquer que ces droits soient conquis si tardivement ?
Cela est peut-être dû à la difficulté à se lier avec les courants féministes des villes. Mais surtout, il y a aussi l’idée importante, en particulier dans le syndicalisme majoritaire de la FNSEA, que l’agriculture est un monde à part. Que c’est un métier de couple, et l’on ne vise pas l’émancipation des femmes. Pas besoin d’égalité de droits, puisqu’elle doit se faire naturellement dans le couple.
Comment les syndicats agricoles ont accompagné ce mouvement ? Ont-ils laissé une place aux agricultrices ?
Dans les années 1960, les centres départementaux des Jeunes agriculteurs, de Loire-Atlantique et du Morbihan, notamment, ouvrent des postes aux femmes et créent même des structures non mixtes dans le syndicat. Mais toujours avec cette vision de l’agriculture comme un métier de couple, où il y a complémentarité et pas forcément entière émancipation des femmes.

Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne.
© Emmanuel Clévenot / Reporterre
Après mai-juin 1968, cela est allé plus loin, notamment chez le courant des paysans travailleurs qui donnera la Confédération paysanne. Elles ont non seulement critiqué la place des femmes dans l’agriculture, mais aussi leurs compagnons, le patriarcat et la répartition des rôles traditionnelle. Par exemple, dans le foyer, elles estiment que les hommes ne devraient pas se délasser à lire le journal pendant qu’elles font la vaisselle. Et dans le syndicat, elles demandent des responsabilités, de ne pas être cantonnées à ses organes de presse ou aux aspects sociaux.
C’est surtout à la Confédération paysanne qu’il y a eu la volonté, plus affirmée à partir des années 1990, de refuser la répartition genrée des tâches et des responsabilités syndicales. Des femmes du syndicat imposent la parité dans la direction nationale au début des années 2000. Pas à 50 %, puisque les femmes représentent environ 30 % des agriculteurs, mais en proportion.
Les témoignages que vous avez recueillis montrent que même quand il y a des règles, même dans un syndicat étiqueté à gauche, c’est plus compliqué pour les femmes.
Faire partie du secrétariat national signifie s’éloigner de la ferme 2 ou 3 jours par semaine. Certaines racontent qu’elles préparaient le linge ou les repas à l’avance. Et quand elles revenaient, il y avait des tâches de rattrapage à effectuer sur la ferme. D’autres soulignent l’importance du compagnon pour les soutenir.
Par ailleurs, j’ai remarqué que la prise de responsabilité est décalée dans le temps pour les femmes. Celles qui prennent des responsabilités nationales ont de grands enfants. Et il y a une petite surreprésentation des femmes qui n’ont pas eu d’enfants.
Pourquoi la plupart de ces agricultrices qui se battent pour leurs droits ne se revendiquent pas féministes ?
C’est quelque chose qu’on voit aussi dans les luttes ouvrières. Souvent, les femmes des classes populaires qui défendent leur cause ne se disent pas féministes parce que pour elles, ce terme désigne des femmes des classes moyennes et supérieures, urbaines, et très éduquées. Après, cela change à la Confédération paysanne, où les femmes s’affirment plus nettement féministes qu’il y a 20 ou 30 ans.
« Les femmes s’affirment plus nettement féministes »
Où en est-on aujourd’hui des inégalités de genre dans l’agriculture ?
Déjà, 1 agriculteur sur 4 est une agricultrice. Or, cela ne se voit pas, surtout dans les médias. Ce n’est pas dû qu’à la profession agricole, puisque qu’on a désormais plus de femmes dans les directions départementales et nationales des syndicats. Véronique Le Floch est à la direction de la Coordination rurale. Laurence Marandola à la Confédération paysanne. Il y a eu jusque récemment à la tête de la FNSEA Christiane Lambert. Cela montre que des femmes peuvent prendre des responsabilités dans le monde agricole.
Mais, encore aujourd’hui, elles bénéficient en moyenne de prêts plus modestes quand elles s’installent comme chef d’exploitation seules. Elles cultivent des surfaces plus petites. Et il y a encore quelques milliers de femmes sans statut, ce qui est une catastrophe absolue pour les droits à la retraite car elles dépendent alors de celle de leur mari. Et celles qui ont divorcé ne sont absolument pas protégées.
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Paysannes — Histoire de la cause des femmes dans le monde agricole, de Jean-Philippe Martin, éd. De l’Atelier, janvier 2025, 280 p., 21 euros. |
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