Le stoïcisme des Kennedy – Réseau International


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par Laurent Guyénot

Sourire à la mort

«L’idée, c’est de vivre chaque jour comme si c’était son dernier jour sur terre. C’est ce que je fais.» Ainsi s’exprimait John F. Kennedy, lors d’une conversation privée. C’est un précepte stoïcien, tiré des Pensées de Marc Aurèle (VII,69) : «La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c’était le dernier.» JFK était un stoïcien. Il avait vu la mort de près trois fois dans sa vie, avant le 22 novembre 1963. Il s’était donc exercé à sourire à la mort.

Jack, comme l’appelaient ses amis, a souffert physiquement pendant la majeure partie de sa vie, mais ne s’en est jamais plaint. Dans leur conversation enregistrée (Historic Conversation on Life with John F. Kennedy), Jacqueline Kennedy et Arthur Schlesinger Jr. parlent du «stoïcisme total» de Jack : malgré la douleur qui le tenaillait constamment, «il semblait toujours avoir cette joie et cette vitalité extraordinaires», et c’était «une immense victoire spirituelle».

Kennedy a écrit dans Profiles in Courage (1956) : «Un homme fait ce qu’il doit faire—en dépit des conséquences personnelles, en dépit des obstacles, des dangers et des pressions—et c’est là le fondement de toute moralité humaine.» Je sais que le livre a été en partie écrit par Ted Sorensen, mais cette phrase représente bien la philosophie de vie de Kennedy : «Un homme fait ce qu’il doit faire». C’est encore du pur stoïcisme.

Pour les stoïciens, la vertu et le bonheur sont une seule et même chose. Le vrai bonheur est celui de l’âme : il est le goût de de la vertu, le sentiment joyeux d’avoir un but dans le cosmos. «Avec pour seule récompense certaine une conscience pure…» disait JFK dans la conclusion de son discours d’investiture. Lors de sa conférence de presse du 31 octobre 1963, il a déclaré, en réponse à une question sur la difficulté de son travail :

«En ce qui concerne le travail de président, il est gratifiant et j’ai déjà évoqué comment les Grecs définissait le bonheur : il consiste à utiliser pleinement ses pouvoirs dans une optique d’excellence. Je trouve donc que la présidence procure un certain bonheur.»

Le stoïcien accueille avec humilité les difficultés et les défis, qui lui donnent un but plus important dans la vie : «Ne priez pas pour avoir une vie facile. Priez pour devenir des hommes plus forts», a déclaré JFK lors d’un petit-déjeuner présidentiel, le 7 février 1963.

Au cours des dix dernières années, j’ai beaucoup lu sur John Kennedy, et ayant récemment commencé à m’intéresser au stoïcisme ancien, ainsi qu’au «stoïcisme moderne», je peux maintenant voir ce que Kennedy et le stoïcisme ont en commun. Sa relation intime avec la mort était plus stoïcienne que chrétienne. Le président Kennedy était une sorte de Marc Aurèle, dont le règne, selon Edward Gibbon dans Déclin et chute de l’Empire romain (1776), fut «peut-être la seule période de l’histoire au cours de laquelle le bonheur d’un grand peuple fut le seul objet du gouvernement». Comme Marc Aurèle, JFK a pris la tête d’un empire plus par piété filiale que par ambition personnelle. Et l’on pourrait sans doute dire de lui ce qu’Ernest Renan a écrit de Marc Aurèle : «Le trône aide parfois à la vertu […]. Il est des facultés que cette position exceptionnelle met seule en exercice, des côtés de la réalité qu’elle fait mieux voir.»(Sur le parcours de JFK et sa vision politique, lire James Douglass, JFK et l’indicibleou en anglais Monika Wiesak, America’s Last President: What the World Lost When It Lost John F. Kennedy)

Comment Jackie a converti Bobby au stoïcisme

John F. Kennedy était un stoïcien. Mais je ne pense pas sa philosophie soit née de la lecture des stoïciens. Il se l’est plutôt forgée à travers les défis de sa vie. Néanmoins, il est probable que son épouse Jackie, qui aimait la littérature et la philosophie grecques, a partagé cet intérêt avec lui, et que le stoïcisme grec a résonné en lui.

On sait en effet que c’est Jackie qui, après l’assassinat de Jack, a offert à Bobby un exemplaire du classique d’Edith Hamilton, The Greek Way, dans lequel Bobby a puisé sagesse et réconfort, et a été particulièrement inspiré par ces vers d’Eschyle qu’il a cité à plusieurs reprises (une fois le jour de la mort de Martin Luther King, le 4 avril 1968) : «Dans notre sommeil, la douleur qui ne peut s’oublier tombe goutte à goutte sur le cœur jusqu’à ce que, dans notre propre désespoir, contre notre volonté, vienne la sagesse par la terrible grâce de Dieu.» Les Kennedy sont l’étoffe d’une tragédie grecque, et le titre de cette tragédie pourrait être «La malédiction Kennedy» (lire mon livre Qui a maudit les Kennedy ?)

Jackie a également offert à Bobby un exemplaire de La Peste d’Albert Camus. Dans son livre American Values: Lessons I Learned from My Family, RFK Jr. raconte que, deux semaines avant la mort de son père, lors de la dernière conversation qu’ils ont eue, son père lui a donné cet exemplaire et lui a demandé de le lire. Bobby Jr. avait alors quatorze ans. On peut imaginer avec quelle intensité il a lu ce livre, encore et encore, après la mort de son père. Il s’agit d’un livre sur un homme qui fait ce qu’il faut pendant une épidémie mortelle, soit dit en passant. Voici une citation tirée de American Values :

«Dans la langue vernaculaire des Grecs, Camus était un stoïcien. Cette philosophie soutenait que, dans un monde absurde, l’acceptation de la douleur, si elle s’accompagne d’un engagement dans la lutte, transforme même les hommes les plus ordinaires en héros et apporte au héros le plus tragique la paix et le contentement. Le héros Sisyphe, condamné par les dieux à faire rouler un rocher en haut d’une colline pour l’éternité, pour ensuite le voir redescendre, était en fin de compte un homme heureux. Même en reconnaissant et en acceptant la futilité de sa tâche, il a pu trouver de la noblesse dans sa lutte. Selon les stoïciens, ce n’est ni notre position ni nos circonstances qui nous définissent, mais notre réponse à ces circonstances ; lorsque le destin nous écrase, de petits gestes héroïques de courage et de service peuvent nous apporter la paix et l’épanouissement. En appliquant notre épaule à la pierre, nous mettons de l’ordre dans un univers chaotique. Parmi les nombreuses choses merveilleuses que mon père m’a laissées, cette vérité philosophique est peut-être la plus utile. À bien des égards, elle a défini ma vie et m’a permis de trouver la sérénité et un but, même dans les circonstances les plus éprouvantes et les plus tragiques

RFK Jr. raconte la même histoire dans cet entretien avec Rebecca Weiss (septembre 2024). Répondant à la question de Rebecca Weiss sur la façon de faire ce qu’il faut face à une grande opposition, il dit : «Vous devez avoir une sorte d’engagement spirituel, parce que la punition et la dissuasion de dire la vérité sont souvent écrasantes :

Vous devez avoir une sorte d’engagement spirituel, parce que la punition et la dissuasion de dire la vérité sont souvent écrasantes, si vous vivez simplement dans le monde matériel.

«Ce que les stoïciens croyaient—et mon père était un stoïcien—c’est que nous devrions être indifférents à nos propres désirs, à notre propre douleur, à toutes les choses qui nous poussent dans le monde matériel. Et que notre devoir était de déterminer quelle était notre fonction et de l’accomplir, quel qu’en soit le prix.»

RFK Jr. a également publié sur X un court extrait d’une autre interview contenant un message similaire :

«Selon la philosophie stoïcienne, nous avons tous le devoir de nous soumettre à un intense examen de conscience, de nos motivations, d’écarter nos passions et nos préjugés et d’essayer de déterminer quelle est la conduite éthique à adopter dans chaque situation. Quelle est la prochaine chose juste à faire ? Peu importe ce que cela vous coûte, peu importe que le monde vous condamne, une fois que vous avez déterminé quelle est la voie éthique, vous suivez cette voie quoi qu’il arrive

(Bien sûr, on a envie de dire à RFK Jr. : Do the next right thing : condemn Israel !)

Quelques repères sur le stoïcisme

L’école philosophique de la Stoa («Portique») a été fondée à Athènes par Zénon de Kition, Phénicien de naissance, à la fin du IVe siècle avant notre ère. Elle a eu l’influence la plus grande, mais la plus diffuse et la moins reconnue sur la pensée occidentale, selon l’universitaire Anthony A. Long. C’est à Rome, aux premier et deuxième siècles de notre ère, qu’elle a été la plus créative, avec les travaux de Sénèque en latin, puis d’Épictète et de Marc Aurèle en grec. Une école néo-stoïcienne a vu le jour à la Renaissance. Le traité stoïcien de Cicéron sur les devoirs (De Officiis) a été le premier texte classique imprimé en 1465. Érasme a ensuite édité l’œuvre de Sénèque en 1515 et, en 1584, Juste Lipse a fait l’éloge du stoïcisme dans son essai Sur la constance, qui a impressionné de nombreux penseurs tels que Montaigne (1533-92)

Dans la Grèce et la Rome antiques, la philosophie englobait l’ensemble des connaissances humaines, la «philosophie naturelle» correspondant à peu près à ce que nous appelons aujourd’hui la «science». Comme la plupart des philosophes, les stoïciens distinguaient, à des fins pédagogiques, la logique, la physique et l’éthique.

La logique est le fondement : c’est la façon de penser clairement, les règles pour distinguer le vrai du faux. Les Grecs adoraient cela et y excellaient. Leurs philosophes ont quitté le muthos à la recherche du logos, et la première terre où ils ont accosté a été les mathématiques. C’est le début du miracle grec. La raison, disait Épictète, est la seule faculté qui puisse se contempler elle-même (Entretiens I,1).

Les stoïciens ont déifié la Raison, ou Logos. Ils déifiaient également le Cosmos, les deux étant presque identiques dans leur vision. Kosmos se traduit par «ordre» ou «harmonie» et peut signifier soit l’univers ordonné, soit le principe ordonnateur de l’univers, qui est également Logos. Les stoïciens auraient pu dire, avant Hegel : tout ce qui est réel est rationnel. La raison humaine n’est pas une invention de l’homme pour comprendre le cosmos, c’est la participation de l’homme à la Raison divine.

On dit parfois que les stoïciens sont «panthéistes», mais le terme «cosmothéisme» paraît plus adapté. Kosmos se traduit par «ordre» ou «harmonie» et peut signifier soit l’univers ordonné, soit le principe ordonnateur de l’univers. Le Cosmos stoïcien, résume Jacques Brunschwig, est «une unité parfaite et divine, vivante, continue, auto-créatrice, organisée selon des lois intelligibles et gouverné par une raison providentielle et partout présente.» Puisque Dieu est infini, rien ne peut être en dehors de lui. Par conséquent, Dieu et le Cosmos ne font qu’un. Cela n’empêche pas les stoïciens de s’adresser à Dieu en prière (voir L’Hymne à Zeus de Cléanthe). Selon Diogène Laërce,

«Ils disent que Dieu est un vivant immortel, rationnel ou intelligent, jouissant d’un bonheur parfait, exempt de tout mal, providentiel à l’égard du monde et de ce qu’il y a dans le monde, mais non anthropomorphique. Il est l’artisan de l’ensemble des choses, et pour ainsi dire le père de toutes choses, à la fois en général et, en particulier, cette partie de lui qui s’étend à travers toutes choses, et que l’on désigne par plusieurs noms selon ses divers pouvoirs

Les stoïciens sont donc monothéistes, mais ils insistent sur la présence immanente de Dieu dans toute chose et dans tout être humain en particulier. «Et nos âmes étant ainsi liées au dieu, attachées à lui comme ses parties et ses fragments, le dieu ne perçoit-il pas chacun de leurs mouvements comme son mouvement propre, inséparable de sa propre nature» (Épictète, Entretiens I,14).

Pour évoquer l’unité rationnelle et organique du Cosmos, les stoïciens emploient les concepts de Logos et de Providence (pronoia en grec, providentia en latin) qui lui empruntera le christianisme. La raison humaine (logos) n’est selon eux que la participation de l’homme à la Raison divine (Logos). Elle est donc moins une faculté individuelle qu’un principe divin auquel l’homme participe. Et si l’homme est capable d’expliquer rationnellement le monde, ce n’est pas parce qu’il projette ses propres concepts rationnels sur un monde irrationnel, mais parce que le monde lui-même est rationnel, c’est-à-dire ordonné. Les stoïques auraient pu dire ce que dira plus tard Hegel : tout ce qui est réel est rationnel. Épictète parle également de la «sympathie» (sumpatheia) qui unit les choses et les fait résonner les unes avec les autres, par leur participation au Cosmos.

L’éthique des stoïciens repose à la fois sur leur logique et sur leur physique. Par la réflexion rationnelle et l’examen de conscience, nous pouvons distinguer ce qui est sous notre contrôle de ce qui ne l’est pas, et nous concentrer sur ce que nous pouvons faire. Ce qui est sous notre contrôle comprend nos propres représentations mentales des choses qui nous arrivent, bonnes ou mauvaises. Grâce à une discipline cognitive, nous pouvons rendre ces choses indifférentes et relever les défis avec confiance et gratitude, car les défis nous donnent un but et sont bons pour notre âme. Éviter la colère, l’apitoiement sur soi et le ressentiment est essentiel à la formation du caractère. «Il faut laisser à autrui la faute d’autrui» (Marc Aurèle, Pensées, IX.20).

Il est facile de comprendre l’intérêt que la psychothérapie cognitiviste porte aujourd’hui au stoïcisme (voir par exemple sur stoagallica.fr). Cependant, la tendance à promouvoir l’éthique stoïcienne sans sa métaphysique, dans un but de développement personnel, trahit l’enseignement des philosophes grecs et romains. C’est en cultivant l’intuition que tous les événements qui l’affectent ont une rationalité cachée (appelée Providence, pronoia en grec), que le stoïcien travaille sur ses représentations mentales, et trouve le courage d’aller de l’avant.

Pierre Hadot écrit dans la conclusion de son Introduction aux ‘Pensées’ de Marc Aurèle :

«Parmi les nombreuses attitudes que l’homme peut prendre à l’égard de l’univers, il y en a une, qui s’est appelée «stoïcisme» dans le monde gréco-latin, mais à laquelle on pourrait donner bien d’autres noms, et qui est caractérisée par certaines tendances.

En premier lieu, le «stoïcien», au sens universel où nous l’entendons, est conscient du fait qu’aucun être n’est seul, mais que nous faisons partie d’un Tout, constitué aussi bien par la totalité des hommes que par la totalité du cosmos. Le stoïcien a le Tout constamment présent à l’esprit.

On peut dire aussi que le stoïcien se sent absolument serein, libre et invulnérable, dans la mesure où il a pris conscience qu’il n’y a pas d’autre mal que le mal moral et que la seule chose qui compte, c’est la pureté de la conscience morale.

Enfin, le stoïcien croit en la valeur absolue de la personne humaine. On ne le répétera jamais assez et on l’oublie trop souvent : le stoïcisme est à l’origine de la notion moderne des «droits de l’homme». Nous avons, à ce sujet, […] la belle formule de Sénèque : «L’homme est une chose sacrée pour l’homme.» Mais comment ne pas évoquer aussi ce propos d’Épictète qui disait, en s’adressant à quelqu’un qui lui demandait comment supporter un esclave maladroit (I,13,3) : «Esclave toi-même ! Ne supporteras-tu pas ton frère, qui a Dieu comme père, qui, comme un fils, est né des même germes que toi et qui comme toi descend d’en hau ?»

Laurent Guyénot



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