L’art en 1917, changer la vie, par François Albera (Le Monde diplomatique, mars 2025)


Les connaissances du constructivisme russe, largement contemporain de la révolution de 1917, se sont accrues. Occulté en URSS dès le milieu des années 1930, son héritage avait été préempté par les frères Naum Gabo et Anton Abramovitch Pevsner, exilés en 1922, qui en donnèrent une version formaliste — que le constructivisme avait voulu dépasser. Il en découla bien plus tard des reprises de surface (collectif Abstraction-Création, art concret, art géométrique, minimalisme). La grande exposition « Paris-Moscou » au Centre Pompidou (1979) ouvrit une première brèche, mais on peinait encore à prendre la mesure de l’ambition sociale et politique de ce mouvement, que l’on s’efforçait de redistribuer selon les catégories établies de la critique et de l’histoire de l’art : peinture, sculpture, arts décoratifs, design. Après la chute de l’URSS, de grandes expositions furent organisées de Moscou à Amsterdam, Berlin ou New York. Aucune ne passa par Paris. Néanmoins, des livres concernant le mouvement parurent sporadiquement. On retiendra notamment l’anthologie en deux volumes de textes constructivistes de Gérard Conio (L’Âge d’homme, 1990).

Le gros ouvrage anthologique magnifiquement illustré qui vient de paraître ouvre un champ bien plus vaste : il apporte, dans les domaines où le constructivisme a exercé son influence et engendré des pratiques, un éclairage documenté dans une tout autre proportion (1). Même s’il est rebaptisé « soviétique » pour l’occasion, il s’agit bien du constructivisme russe et de ses réalisations et programmes concernant la peinture, la sculpture, l’architecture et les arts graphiques, mais également la littérature, la poésie, la mode, des modèles d’objets utilitaires, le théâtre, la danse, le cinéma, la photographie. Il ne manque que les manifestations de rue. Énumérer des disciplines permet d’apprécier l’ampleur du projet, mais ne doit pas masquer que ce mouvement a précisément eu pour programme de les abolir. On le constate avec netteté dans la réforme des diverses institutions qui voient des artistes d’avant-garde nommés à leur tête après la révolution d’Octobre, tandis que des historiens de l’art et des critiques, des chercheurs — en sociologie notamment et en sémiologie — interviennent dans les espaces de formation. Le constructivisme est connu et influent pendant quelques années — notamment quand les artistes circulent, exposent, échangent, en particulier avec l’Allemagne, ou qu’il essaime en Pologne par exemple, avec Władysław Strzemiński et Katarzyna Kobro, tandis que des courants proches voient le jour, aux Pays-Bas par exemple. En revanche, il reste presque ignoré en France, à quelques exceptions près, dont Fernand Léger, qui travaille avec les peintres Alexandra Exter et Nadia Khodossievitch, formées auprès de Kasimir Malevich. L’œuvre de la seconde, qu’il épousa en 1952, est redécouverte depuis quelques années (2).

Outre son ampleur, l’originalité de cet ouvrage est de présenter des textes programmatiques dans les divers secteurs concernés. D’aucuns parleront d’idéologie. C’est que ce mouvement a bien des racines politiques (issues de l’anarchisme et du bolchevisme) et qu’il s’est donné des buts qui ne le sont pas moins : ceux d’une socialisation de l’art, d’une disparition de l’art dans le social, de l’abolition du statut privilégié de l’artiste et, au préalable, d’une transformation de la vie quotidienne (usages, mentalités, rituels divers) susceptible de permettre l’avènement d’un homme nouveau. On a pu, çà et là, qualifier cette démarche de totalitaire alors qu’elle visait, au contraire, à réaliser l’utopie de la « poésie faite par tous » qu’esquissèrent, sans même pouvoir commencer de la mettre en œuvre, les surréalistes.



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