« Je trouvais ça sympa de faire une émission sur le monde agricole. Je n’ai pas vu le problème. » Mariappymeal, influenceuse aux 1,8 million d’abonnés sur TikTok, ne cache pas sa déconvenue ce 24 février. La jeune femme, de son vrai nom Maria Moreno, vient tout juste de participer à l’émission « On met les pieds dans le plat » diffusée en direct sur Twitch au milieu du vacarme du Salon de l’agriculture qui se tient jusqu’au 2 mars à Paris. Ce qu’elle ne savait pas au moment où elle a accepté l’invitation, c’est que l’organisateur de ce débat, le lobby de la filière céréalière Intercéréales, promeut une vision productiviste et chimique de l’agriculture, loin des transformations écologiques que devraient engager le secteur.
L’association, qui gère la production de maïs en France, une culture majoritairement exportée ou destinée à l’élevage intensif, soutient notamment les mégabassines. Après coup, l’humoriste regrette et lance gênée : « Lorsqu’on m’a prévenue, c’était trop tard pour faire machine arrière ». C’était la première fois que des influenceurs intervenaient dans cette émission, animée par Samuel Étienne, aussi présentateur de « Questions pour un champion ». Une opportunité pour Intercéréales, bras armé du syndicat agricole majoritaire FNSEA, qui y voit un moyen d’attirer une nouvelle audience. Les échanges ont fait la part belle à l’agro-industrie, sans « aucune remise en question. Tout va dans le sens des interviewés » acquis à la cause, dénonce Amélie Deloche, cofondatrice du collectif Paye ton influence dans un post Linkedin. « [C’est] un format promotionnel, assumé comme tel ».

Avant le début de l’émission, l’animateur Samuel Etienne réalise une courte vidéo sur Instagram pour en informer ses abonnés.
© Jérémy Piot/Reporterre
De fait, ce jour-là, de 11 à 14 heures, trois créateurs de contenu, dont Mariappymeal et Stervio, influenceur sur les questions agricoles aux 489 000 abonnés sur YouTube, ont parlé d’agriculture aux côtés du céréalier de l’Aisne Bruno Cardot, aussi membre de la FNSEA. Le tout, sans aucune contradiction, alors que plus de 2 000 personnes ont suivi l’intervention en ligne, et près d’une centaine sur place. Parmi eux : des enfants, des adolescents et de nombreux jeunes adultes. Un score relativement élevé pour une émission sur un sujet agricole.
Les collaborations commerciales avec les influenceurs ne sont pas rares dans le secteur. Les créateurs de contenus populaires attirent, et les lobbys de l’agro-industrie le savent. Ainsi, les Produits laitiers, le représentant des intérêts français du lait, communiquent avec des personnalités issues du web depuis plusieurs années dans le but de rajeunir leur image et de conquérir les 18-25 ans. Une stratégie qui semble fonctionner : leur collaboration avec le célèbre vidéaste Mister V en 2018 comptabilise aujourd’hui plus de 7,6 millions de vues sur YouTube, quand leur partenariat avec l’influenceur Inoxtag en 2022 en a engendré cinq millions.
« Mon seul rapport à l’agriculture vient de l’Amour est dans le pré »
Alors Intercéréales suit la même voie. Début 2024, l’association a lancé une campagne axée sur les 18-35 ans pour les trois prochaines années. L’émission en direct du Salon de l’agriculture s’inscrit dans celle-ci. Montant dépensé pour ce projet : 2,15 millions d’euros. « Le fait d’être ici permet de rendre le métier plus accessible et de le dédiaboliser », explique Stervio, créateur de contenus qui s’apprête à reprendre la ferme de ses parents. Pourtant, s’il est nécessaire de mettre en lumière la filière agricole, et les difficultés qu’elle connaît, faire un partenariat rémunéré — dont le montant n’est pas connu — avec Intercéréales revient à défendre un modèle d’agriculture intensive, peu respectueuse du vivant et dépendante des pesticides.

La foule était nombreuse pour écouter agriculteurs et influenceurs échanger sur l’avenir du secteur.
© Jérémy Piot/Reporterre
Et c’est ce qui déprime l’influenceuse Maria Moreno, qui ne connaissait pas le groupe lobbyiste avant de recevoir une demande de collaboration. « Mon seul rapport à l’agriculture vient de l’Amour est dans le pré », plaisante-t-elle. Un manque de connaissance que sa communauté désapprouve « avec bienveillance », précise-t-elle, mal à l’aise. Nombre de ses abonnés lui ont expliqué en message privé qu’elle allait faire la promotion d’une agriculture productiviste. « Ce n’était pas l’objectif, jure-t-elle. Je m’étais pourtant renseignée avant d’accepter mais je n’avais pas vu l’information. J’ai l’impression d’avoir mal fait mon travail, mais je ne sais pas si j’en reparlerai à ma communauté. J’ai du mal à parler de politique sur mes réseaux. »
Une position que ne digère pas Amélie Deloche, de Paye ton influence. « Les influenceurs ne le conscientisent pas, pourtant en participant à une collaboration avec Intercéréales, ils se lient à des concepts politiques sans en saisir les conséquences, signale-t-elle. Ils ont une part de responsabilité dans la transition écologique et doivent prendre connaissance des groupes avec lesquels ils collaborent avant de les promouvoir auprès de millions de personnes. »
La question écologique vite évacuée
Dans son rôle d’animateur de l’émission, Samuel Étienne, qui n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre, a tout de même tenté de parler d’écologie avec l’exploitant Bruno Cardot, aussi collaborateur régulier d’Intercéréales. Un échange rapide dans lequel il affirme que le travail de transition a déjà commencé dans le milieu agricole, « et ce depuis longtemps, mais je n’ai pas non plus envie d’aller plus vite que les autres pays », ajoute-t-il en faisant référence à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur.

Le Salon de l’agriculture rassemble chaque année plus de 600 000 personnes.
© Jérémy Piot/Reporterre
« Il ne faut jamais opposer agriculture et écologie », conclut-il néanmoins face à la caméra, sans développer plus le sujet. Semblant satisfait par la réponse de l’agriculteur, Samuel Étienne ne le contredit pas, et joue ainsi le jeu de l’agro-industrie, déplore Amélie Deloche. Son statut confus d’ancien journaliste et de créateur de contenus lui apporte une certaine autorité, « et donne de la crédibilité au message, poursuit-elle. L’enjeu d’Intercéréales est d’orienter le débat public, et de partager une vision de l’agriculture qui est très critiquée aujourd’hui ».
Pour Intercéréales, après trois heures de direct, le pari est réussi. Le public présent au Salon de l’agriculture applaudit et félicite les influenceurs. En ligne, même si une poignée d’abonnés de Samuel Étienne s’étonnent de cette collaboration, le direct a été globalement bien reçu. À la fin, certains internautes et quelques enfants sur place ont même fait part de leur envie de se lancer dans des études agricoles.