Tremblements de frontières, par Chloé Maurel (Le Monde diplomatique, mars 2025)


Pour comprendre des relations internationales en plein bouleversement, il peut être éclairant de se replonger dans leur histoire longue. C’est ce que propose Laurence Badel, professeure à Paris-I, qui relate leur évolution sur plusieurs siècles (1). Elle met en lumière des périodisations, découpant des « décennies-seuils », des « époques charnières ». Au « court XXe siècle » de l’historien britannique Eric Hobsbawm, elle oppose l’idée d’un « long XXe siècle » allant jusqu’au début de la guerre en Ukraine en 2022, présentée comme un tournant géopolitique majeur. Plus largement, elle mène une « réflexion épistémologique, historiographique et méthodologique », destinée à formater des jeunes chercheurs et à proposer des voies de recherche « encore peu approfondies ». Badel entreprend de clarifier le projet de l’histoire des relations internationales et de le moderniser, les derniers grands essais remontant à quelques décennies. Elle rappelle que les découpages effectués par les historiens reflètent souvent des visions politiques ou des préjugés culturels. Il en est ainsi de la dénomination — d’origine française — d’Amérique « latine », développée sous Napoléon III quand l’Empire s’intéresse au Mexique, ou des notions mouvantes de « Proche » et « Moyen » Orient, employées au moment où France et Royaume-Uni s’y font concurrence. Exemples plus récents, les termes « Atlantique nord », né avec la création de l’Alliance atlantique en 1949, et « Sud global » (années 2010), qui a remplacé « tiers-monde ». Badel étudie aussi des concepts comme celui d’« ordre » et ses variations : l’« ordre mondial », le « nouvel ordre économique international » apparu en 1973… Elle souligne que ce domaine se nourrit des apports de l’histoire culturelle (identités, réseaux, circulation) et prend désormais en compte les émotions des individus (sentiments d’humiliation, colère, etc.). Cet essai important déchiffre les endroits et les espaces : l’« esprit de Genève » ou l’« esprit de Davos », mais également les lieux sportifs (stades), médiatiques (la Maison de la radio à Paris), savants (le Massachusetts Institute of Technology [MIT]), religieux (le Vatican), mémoriels (Auschwitz), ou encore les rues et places (manifestations), voire encore les « plaques tournantes », « plates-formes » et « carrefours » que sont les grandes enceintes comme celle de l’Organisation des Nations unies (ONU).

Dans son nouveau livre, Bertrand Badie fait lui aussi un retour historique, rappelant des acteurs et des ouvrages tombés dans l’oubli comme La Grande Illusion, de Norman Angell, paru en 1910, qui estimait que la guerre, trop coûteuse, avait peu d’avenir ; démenti par l’histoire, il recevra cependant le prix Nobel de la paix en 1933 (2). Le politiste rend hommage à Léon Bourgeois, premier président de la Société des nations en 1920. Rappelant que la paix n’est pas seulement l’absence de guerre, Badie s’interroge sur les conditions sociales, économiques, culturelles, et même psychologiques, d’une paix durable.

C’est dans cette perspective qu’il analyse les limites et échecs des opérations de maintien de la paix, comme celle menée au Congo depuis 1960. Prenant en compte les nouvelles menaces, comme le dérèglement climatique, il décrypte la nouvelle nature des conflits : hybrides, civilo-militaires, à la fois conventionnels et technologiques (guerre de l’information). Selon lui, aujourd’hui « le temps politique s’accorde à la guerre plus qu’à la paix », et celle-ci serait multidimensionnelle : aussi bien sociale et culturelle que géopolitique. Badie, qui se réfère au secrétaire général de l’ONU Kofi Annan (1938-2018) plaidant pour un « multilatéralisme social », appelle à « réinventer une éthique multilatérale », liée à l’« urgente nécessité d’un savoir mondialisé ».



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