En ces temps difficiles, le rire en voie de disparition ?


« On riait en moyenne 19 minutes par jour en 1936, contre 4 aujourd’hui. Un enfant de 5 ans rit 92 fois quotidiennement contre 8 fois pour un adulte. 80% de nos rires sont des rires forcés, non spontanés, selon le professeur Robert Provine de l’université du Maryland »… Notre rire est-il malade ? Edito.

C’est sur ces mots que s’ouvre le seul-en-scène « Le comble du vide » qui se joue actuellement à Montmartre. Dans cette création, une écrivaine mondialement connue annonce quelques jours avant sa mort qu’une « grande agélastie » (la perte de la capacité à rire) va s’abattre sur le monde. L’extinction du rire. Voilà un point de départ idéal pour construire un scénario croustillant. Et délicieusement fictionnel ? Pas si sûr.

@JudaM/Pixabay

Le « Rire ». Le vrai, le noble, celui avec un grand « R », cet air plein les poumons, qui vous plonge dans cette ivresse, vous rend libre, soulagé de tout échafaudage socialo-poli. Ce rire, vous l’avez testé et vous l’avez aimé, forcément. Allez chercher dans votre mémoire votre dernier fou rire (que l’on espère récent), ce fou rire que la Grèce Antique avait surnommé « le secoueur ». Et repensez à ce phénomène qui disparaît au moment où il apparaît : quel mystère.

Un instant où l’alignement entre le monde extérieur et notre théâtre intérieur est total, où le stimulus de dehors fait un avec notre corps. Vertige qui nous rappelle à quel point être pleinement dans le présent est tout sauf une invention théorique de quelques gourous du développement personnel.

Derrière ces chiffres évoqués (certainement délicats à calculer) et cette supposée érosion du rire, une question de taille est posée : notre capacité à rire est-elle en danger ? On ne traite pas tant ici de ce qui fait rire, des vannes, de l’évolution de l’humour au cours des époques, mais bien du rire en lui-même. Pour poser la question « Peut-on rire de tout ? », le préalable, c’est de pouvoir rire.

Le monde au corps-à-corps

Partout notre civilisation thermo-industrielle s’attaque au vivant, en commençant par la seule chose que nous possédons vraiment : notre corps. Dans ce même spectacle, « Le comble du vide », le comédien décrit quatre grandes armes de notre monde pour éteindre petit à petit les soubresauts de vie qui traverse notre carcasse humaine :

– le corps se fait sucrer, gorgé d’une alimentation industrielle ultra-processée et lentement mortifère,
– le corps se fait truquer, se voyant petit à petit remplacé par une orgie de machines, d’automatisations et autres inventions domotiques si « pratiques » qu’elles nous retirent notre capacité à faire sans résistance de notre part,
– le corps se fait scruter, écrasé par les injonctions à l’apparence uniformisée vendue par nos amis et amies publicitaires et influenceurs,
– le corps se fait capturer enfin, par nos smartphones et nos réseaux greffés à nos bras à longueur de journées.

Tant est si bien que le corps s’éteint. Et forcément le rire, dont le principal véhicule est notre corps, avec. Nous avons créé un monde qui nous coupe de lui-même, avec une efficacité folle. Sans bruit, notre capacité à ressentir les choses s’efface, notre disponibilité aux stimulus extérieurs, point de départ du rire, s’éteint. Ce monde nous engourdit à petit feu, par les écrans, le remplissage et l’individualisation à outrance : un rire solitaire est un rire qui meurt immédiatement.

Où va le monde alors ?

« Rire, c’est dominer les événements de la vie »

Vous en conviendrez : un monde sans rire, c’est aussi plat qu’un trottoir de rue comme dirait l’autre. Les grandes esclaffades communicatives remplacées par le silence de rictus agonisants devant une énième vidéo de chat, ça ne fait rêver personne. Mais il y a plus grave.

Le rire est un bouclier politique qui date d’avant, avant, avant hier. Piochons au hasard dans le rétroviseur et allons à Athènes, au 4ème siècle. Un groupe de conteurs comiques appelés « Les Soixantes » se réunit au sanctuaire d’Héraclès régulièrement pour faire rire et réfléchir. Les premiers Comedy Clubs.

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Dès lors, et dès qu’une crise survient, qu’une guerre éclate, qu’un oppresseur s’installe, il fait inévitablement face à un déferlement d’hilarité intensive, combative, créative et sûrement plein d’autres adjectifs en « ive ». Le rire est à la fois un outil et un thermomètre de notre capacité ou non à lutter, à critiquer (lire absolument : Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, petit et sans arme, de Srdja Popovic).

« Rire, c’est dominer les événements de la vie » disait Rabelais. Paraphrasons-le donc « Ne plus rire, c’est laisser les événements de la vie nous dominer. » Mai 68, Larzac et plus récemment les Printemps Arabes, les Gilets Jaunes, les guerres en Ukraine et à Gaza : partout et à toutes époques, le rire et la créativité frappent avec douceur, bouleversants et parfois héroïques combats d’humains luttant pour leur survie.

La bonne nouvelle, c’est que le rire est une espèce plus que vivace. Et que tant que deux ou trois sont réunis en son nom, comfme disait ce bon vieux comique de Jésus, il peut renaître de ses cendres.

@StockSnap/Pixabay

Quelles voies alors pour protéger ce sésame et le déployer face à la violence de notre civilisation thermo-industrielle ? Les clés sont multiples, toutes nécessaires, toutes fragiles, aussi.

Protéger 

Protéger les corps.

Protéger notre temps, spécialement le temps creux : le rire est allergique au plein et friand de vide. Observez ce silence qui précède tout éclat de rire, ce silence que l’humoriste prend soin de préserver avant de prononcer la fatidique chute.

Protéger notre créativité. ChatGPT est le créateur le moins drôle, le plus fade de l’histoire des créateurs. Gorgeons-nous donc des mots, paroles, spectacles d’antan et d’aujourd’hui et goûtons à cette saveur unique que seul un humain est capable de faire jaillir de sa petite boîte crânienne.

« le rire est allergique au plein et friand de vide »

Protéger nos collectifs. Nos espaces de rencontres, nos anecdotes, sont autant de lieux où le lien perdure, se renforce et où le rire est renouvelé, traqué, guetté.

Et les bruyants de ce monde pourront presser plus fort, les Staline pourront tonner avec force qu‘ « un peuple heureux n’a pas besoin d’humour », cela ne fera que renforcer et alimenter ceux et celles qui veulent vivre et rire, ne serait-ce qu’un peu. Battons-nous donc et ne laissons pas les mains invisibles effacer ces fulgurances de vie qui nous traversent. C’est une question de rire ou de mort.

« Le comble du vide » est joué tous les mercredis soirs au théâtre du Funambule de Montmatre jusqu’au 2 avril. Un spectacle dont personne ne parle sur les réseaux sociaux. Billetterie et bande-annonce :

– Vianney


Image d’entête @Chu Chup Hinh/Pixabay

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