L’historien des sciences Sébastien Dutreuil consacre un imposant ouvrage à « Gaïa » (1). Empruntant son nom à la déesse grecque de la Terre, cette notion est utilisée pour désigner le système autorégulé regroupant l’ensemble des interactions entre les êtres vivants et leur environnement global. « L’histoire de Gaïa est celle de la constitution de cette nouvelle planète et de ses effets scientifiques, philosophiques, culturels et politiques ».
La « Terre vivante », expose Dutreuil, est autant une hypothèse qu’un nouveau programme de recherche ancré depuis plusieurs décennies au cœur des sciences du système Terre (SST). Au-delà de la figure parfois ambiguë de l’un de ses principaux théoriciens, James Lovelock, à la fois entrepreneur et savant, Dutreuil reconstitue minutieusement les nombreuses controverses scientifiques qui ont permis de promouvoir Gaïa comme une « philosophie de la nature alternative à une modernité responsable de la crise contemporaine » : la science moderne est ainsi rendue coupable d’une vision mécanique de la nature, qu’il s’agirait seulement de dominer et de gérer comme une ressource. Si l’hypothèse Gaïa — à l’origine de l’International Geosphere Biosphere Programme (IGBP, 1987-2015), d’où naîtront les thèses de l’anthropocène et du point de bascule — a eu une influence sur les façons de penser l’environnement et en particulier sur la vision d’un nouveau régime climatique, le livre de Dutreuil permet surtout de mesurer l’ampleur du bouleversement des savoirs dans le domaine des sciences de la Terre.
Le recours à Gaïa peut ainsi être articulé à la notion de zone critique : issue de la transformation des minéraux au contact de l’oxygène, du dioxyde de carbone et de l’eau à la surface de la Terre, la zone critique est en quelque sorte le siège de la vie, au sens où elle définit des conditions d’habitabilité très spécifiques, qui sont exposées avec clarté et précision par le géochimiste Jérôme Gaillardet (2). La mise à disposition de ces savoirs révèle que l’écologie a sans doute moins besoin de métaphores « terrestres » que d’une autre diffusion des sciences de la Terre, susceptible d’alimenter des réflexions collectives sur les politiques du vivant à partir de la compréhension des cycles biogéochimiques.
Plutôt qu’une remise en cause de l’objectivité scientifique telle qu’elle est pratiquée dans certaines pensées de l’écologie, ces deux livres rappellent la nécessité de défendre des infrastructures de recherche communes contre la science pratiquée de façon individuelle et concurrentielle, pour explorer cette interface instable, en permanente transformation et pourtant indispensable à l’habitabilité de la planète, conçue comme un effet des interactions du vivant et des milieux abiotiques (c’est-à-dire où la vie est impossible) au sein de la zone critique. Au moment où les institutions de recherche font l’objet d’attaques sans précédent contre leur autonomie, les politiques du savoir et de leur diffusion se révèlent plus que jamais un point d’ancrage indispensable des politiques écologiques.