Au Brésil, des potagers bio poussent au cœur du trafic de drogue


Rio de Janeiro (Brésil), reportage

Il faut le voir pour le croire. Au nord de Rio, coincées entre un point de deal et une bretelle d’autoroute, s’étendent de larges parcelles vertes, surplombées par des lignes à haute tension : bienvenue dans le plus grand jardin communautaire d’Amérique latine. Au beau milieu des modestes maisons de brique rouge de la favela de Manguinhos poussent choux, poivrons, laitues vertes et rouges, manioc, papayes, patates douces, épinards…

Une belle évolution pour cet espace large comme quatre terrains de football qui, il y a encore douze ans, abritait une décharge servant de repaire aux usagers de crack. « Il y a des légumes pour le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner ! » sourit Aldilene, l’une des 28 volontaires du potager, les mains prises par un sac rempli de gombo, légume bien connu des cuisines brésiliennes.

100 % bio… au pays des pesticides

Au total, la deuxième plus grande ville du pays compte 73 potagers de ce type — un léger retard sur l’objectif de 80 unités fixé par la mairie pour l’année 2024. Certains sont installés dans des favelas, d’autres dans des écoles municipales. Tous sont implantés dans des quartiers modestes, loin des plages paradisiaques et du Christ Rédempteur.

Autre dénominateur commun : l’absence d’engrais et de pesticides chimiques. À Manguinhos, les plantes se soignent à l’aide d’un mélange de vinaigre et de savon, tandis que les fourmis s’éloignent avec de l’essence de menthe suave, cultivée sur place.


Des volontaires du potager. Vinicius Rocha, à droite.
© Raphaël Bernard / Reporterre

Pour la plus grande satisfaction de Vinicius Rocha, coordinateur du projet auprès de la mairie. « L’objectif, c’est de faciliter l’accès à des aliments sains. Or, souvent, les aliments bio sont hors de portée des favelados. Par ailleurs, les pesticides ne font pas seulement du mal au consommateur, mais avant tout à celui chargé de les répandre », développe ce grand blond, assis à l’ombre d’un arbre feuillu.

Un discours rare, dans le pays utilisant le plus de pesticides au monde, et où le gouvernement du président Lula, malgré ses positions pro-environnementales, autorise le recours à de nouveaux pesticides au même rythme que son prédécesseur, Jair Bolsonaro.

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Pour remplacer les engrais chimiques, le potager peut compter sur un compost issu de la collecte effectuée par la mairie auprès de magasins de fruits et légumes partenaires. Une méthode efficace, qui met aussi Rio face à ses contradictions. Car dans les 1 724 favelas de la ville, le ramassage des déchets reste défaillant, en témoignent les monceaux de détritus qui jonchent l’entrée de Manguinhos. À quand un compost directement issu des déchets des favelas ? « Nous en sommes conscients. On travaille dans cette direction », assure Vinicius Rocha.

Nourrir, soigner, protéger

Reste qu’avec 450 familles et 40 000 écoliers nourris quasi quotidiennement, les bienfaits des potagers sont légion. À commencer par une amélioration de l’insécurité alimentaire, qui touche près de 1 Carioca sur 3. Là où la moitié des récoltes est distribuée aux foyers les plus nécessiteux, le reste est ensuite réparti entre les jardiniers. Certaines parcelles, rattachées aux écoles, servent les cantines. Une partie est également vendue aux autres habitants, à des prix nettement inférieurs à ceux du marché. « On vend nos légumes à 1 real [environ 0,17 centime d’euros], tout le monde est content ! » raconte Rose, tout en pouponnant une pousse d’oignons jeunes.

Elle-même dit se porter mieux depuis qu’elle a commencé à manier la binette et le râteau, il y a huit ans. « J’avais des problèmes de tension et de diabète, il fallait que je mange plus de légumes. Maintenant, tout va comme sur des roulettes ! » rigole-t-elle, à l’aube de ses 58 ans.

Plus qu’un simple détail, dans un pays où le taux d’adultes obèses a déjà doublé entre 2006 et 2019, et où l’on estime que 75 % d’entre eux pourraient être obèses ou en surpoids d’ici 2044.

« Plusieurs personnes se sont réinsérées grâce aux potagers »

Côté santé, les jardiniers font aussi pousser des plantes médicinales, comme le boldo, notamment reconnu pour ses vertus digestives et diurétiques, ou la gliricidia, utilisée contre les symptômes grippaux et les maladies de peau. « Cela permet de compenser les difficultés d’accès à la santé publique, et de contourner certaines réticences contre l’usage de médicaments », détaille Vinicius Rocha.

Pour assurer la pérennité du jardin, les volontaires assurent aussi des séances d’éducation environnementale à destination des plus jeunes. « Les enfants ont tendance à perdre la connexion avec l’environnement. On leur apprend l’utilité de ces potagers dans la lutte contre les îlots de chaleur, leur rôle dans le drainage [des eaux de pluie] », précise Vinicius Rocha. Une fonction quasi vitale, dans une ville où les moyennes de températures les plus fortes s’enregistrent dans les quartiers les plus pauvres — les mêmes qui déplorent chaque année de nombreux morts lors des fortes précipitations, faute d’aménagements.

Une oasis sociale

Autres bénéficiaires : les 420 volontaires rémunérés par la municipalité. Pour trois heures de travail quotidien, ils reçoivent entre 500 et 1 000 reais mensuels (entre 83 et 167 euros, soit entre 5 et 10 fois plus que le Smic horaire brésilien) en fonction de leur rôle, pouvant aller de simple « planteur » à formateur de volontaires, en passant par gérant des stocks. « J’ai pu m’acheter un portable, une cuisinière, une citerne », énumère Luisa, volontaire depuis la naissance du potager en 2013.

Dans cet environnement contrôlé par les trafiquants de drogue, le potager sert également d’échappatoire à la violence. « Beaucoup de gens demandent à venir travailler ici pour ne pas avoir à faire des mauvais choix de vie, confirme Marcos, 30 ans, volontaire depuis ses 18 ans. Je pourrais être dans ce cas-là si le potager n’était pas là. Ça m’est déjà passé par la tête, bien sûr. »

Après une formation de trois mois dispensée par la mairie, il fait désormais partie des responsables de la gestion du potager. « Plusieurs personnes se sont réinsérées grâce aux potagers », appuie Vinicius Rocha, alors que passe à côté de lui un volontaire, râteau à l’épaule et bracelet électronique à la cheville. Certains jardiniers ont ainsi pu être impliqués dans des activités illégales, avant de rejoindre le projet.


Marcos, 30 ans, cultive le potager depuis ses 18 ans.
© Raphaël Bernard / Reporterre

Désormais enraciné dans Manguinhos, le potager a même su résister à l’avidité du crime organisé, qui souhaitait voir le terrain transformé en habitations. En 2020, les récoltes ont dû être suspendues pendant huit mois, le temps des tractations. « Avec l’aide de l’association des habitants, nous avons réussi à démontrer l’importance de cet espace pour la communauté. »

Plus qu’un simple lieu de production, le potager est devenu un véritable carrefour social pour les volontaires. « Quand j’ai commencé à m’occuper du potager, je m’étais séparée du père de mes enfants, je souffrais d’une forte dépression. C’est ici que j’ai commencé à vivre à nouveau », relate Rose sans détour. « Grâce aux potagers, les personnes au chômage ou à la retraite s’insèrent à nouveau et se sentent valorisées au sein du quartier », analyse Vinicius Rocha. Rose confirme : « C’est gratifiant de planter une petite graine le vendredi et de voir que, s’il a plu, elle a déjà commencé à pousser le samedi ! »

Autre moyen de se valoriser : mettre en avant ses talents en cuisine. « Je fais du poisson à la moutarde, de la soupe aux choux, un bouillon de jiló, massissi [aubergine africaine et concombre des Antilles en français] et gombo avec de la saucisse… Venez déjeuner à la maison ! »

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