Reporterre vous propose chaque premier samedi du mois une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables.
Auteur d’une cinquantaine d’albums, de nouvelles et de romans pour enfants, adolescents et jeunes adultes, Stéphane Servant explore depuis une quinzaine d’années les enjeux liés aux émotions de l’enfance, de l’adolescence ou à notre rapport au vivant. Son dernier ouvrage illustré, Vivant, est paru fin 2024 aux éditions Courtes et longues. Bonne lecture.
C’est bon ? Ça marche ?
Ah, on est déjà en ligne ?
On m’entend là ?
Ah ok.
Bon, ben, j’y vais alors.
Hum.
Alors, heu, d’abord… bonjour.
Bonjour tout le monde.
Bonjour le monde, même, on pourrait dire.
Je vous rassure tout de suite, non, ce n’est pas une panne de votre Xphone. Ce n’est ni un spam publicitaire ni une interférence solaire, non, tout fonctionne parfaitement.
Alors pas la peine de vous lever de votre canapé ou de taper sur l’écran de votre machine.
Tout est normal.
Vous pouvez rester assis.
Ou couchés.
Ou debout.
Ou comme vous voulez.
Mais écoutez-moi.
Parce que ce que j’ai à vous dire, vous l’avez jamais entendu.
Et c’est moi qui vais vous le dire.
Même si moi, je vous le dis tout de suite, je suis le chef de rien, hein.
Je suis une parmi d’autres.
Une voix.
Bon, au départ, ça devait être l’IA de bord qui faisait le message. On voulait quelque chose d’un peu anonyme, mais au dernier moment, il a été décidé collectivement que ce serait mieux d’affirmer les choses, sans trembler, sans se cacher derrière une IA, et que ce serait quelqu’un du groupe qui parlerait.
Parce que c’est mieux une voix vivante, même si elle s’emmêle un peu les pinceaux.
C’est ce qu’on s’est dit, que c’était mieux une voix vivante pour parler aux vivants.
Et c’est la mienne qui a été choisie.
Bon.
J’étais pas forcément d’accord.
C’est ça le collectif.
Des fois, c’est pas simple, hein.
Faut faire avec.
Je suis pas très douée pour parler comme il faut, mais je vais faire mon possible.
Parce que je fais toujours mon possible.
Parce que j’ai toujours fait mon possible.
Même si je peux vous dire que ça fout la trouille de me dire qu’on m’entend partout autour de la planète.
C’est étrange de penser qu’en ce moment, il y a des milliards de gens qui regardent leur écran, qui voient la fusée foncer vers l’espace et qui en même temps entendent ma voix.
Il y en a qui doivent se dire : « C’est quoi ce truc, c’est qui cette bonne femme qui cause dans mon Xphone ? On peut pas regarder le décollage d’ArchX tranquille ? » Peut-être même qu’il y en a qui ont vérifié leur connexion en se disant : « Il y a un bug ? C’est une blague ou quoi ? » et qui râlent parce que je les ai obligés à se lever de leur canapé.
Mais non, comme je vous ai dit, il n’y a pas de bug, ce n’est pas une blague.
Et moi, je suis dans la fusée.
Oui oui, là, dans la fusée qui fonce vers l’espace, et ça fiche sacrément la trouille parce que quand ils ont allumé les moteurs, ça a bougé dans tous les sens.
Mais là, ça va mieux.
« Moi je dirais plutôt que c’est un retournement. Hé hé »
Si j’en crois l’IA de bord, on va bientôt atteindre l’orbite terrestre basse.
Je sais pas trop ce que c’est.
À part que c’est drôlement haut.
Mais ce que je sais, c’est qu’on ira pas plus haut.
Oui, désolée pour tous les gens qui se sont occupés du lancement et qui doivent paniquer en ce moment de m’entendre parler, à se demander ce qu’il se passe, désolée mais on ira pas plus haut.
En tout cas, pas plus haut dans l’espace.
On n’arrivera jamais sur Mars.
Mais peut-être qu’on ira plus loin, va savoir.
Ça s’appelle un détournement, il paraît.
Moi je dirais plutôt que c’est un retournement.
Hé hé.
Un retournement.
Bon, pardon, je me disperse un peu.
J’avais préparé mon discours mais vous comprenez, c’est plein d’émotions tout ça.
L’IA, elle se serait pas mélangée les pinceaux, elle. Parce qu’elle a pas d’émotions alors que moi… je suis une personne normale.
On dira certainement de nous que nous sommes des fous, des terroristes ou je sais pas quoi encore.
Mais non, je vous assure, je suis une personne normale.
Tout à fait normale.
Pour vous dire, à la base, moi mon boulot, c’est de prendre soin de ces Messieurs durant le voyage.
Même si ces Messieurs sont en stase, allongés dans leur suite, sur leur grand lit, avec leur combinaison et leur casque et tout ça, il faut qu’on s’occupe d’eux, qu’on vérifie le niveau des fluides, le nettoyage des récepteurs, des tuyaux, et les poches de nutriments et tout ça.
Vous pouvez m’appeler la dame pipi de l’ArchX si ça vous fait plaisir, moi ça me va.
C’est ça mon boulot. Dame pipi de l’espace.
Monsieur Elon, Monsieur Donald, Monsieur Bernard, Monsieur Jeff, Monsieur Vincent et tous les autres, même quand ils dorment, ils aiment savoir que nous on travaille. Qu’on s’occupe de leur estomac, de leur vessie, de leur derrière.
Ça doit les aider à faire de beaux rêves, sans doute.
Nous on trime, eux ils rêvent.
Et en plus ils ronflent.
Ça s’appelle le mérite, il paraît.
Rien de nouveau, depuis toujours c’est comme ça, pas vrai ?
Le projet ArchX, c’est pareil.
Vu qu’ici sur Terre, ça commence à sentir le roussi, ces Messieurs ont rêvé d’aller sur Mars se faire construire un petit paradis. Ils ont fait bosser des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers et ils leur ont dit : « Allez, fabriquez-nous des putains de bonnes grosses fusées pour aller sur cette putain de planète rouge ! » On l’a tous vu sur nos Xphones : d’abord il y a eu l’envoi des cargos, la terraformation et les premiers vols habités pour préparer leur venue.
Bien sûr, ils nous ont vendu leur rêve : « Regardez, regardez-nous, comme on est forts, comme on est beaux ! Mars est le nouvel Eldorado et nous serons les pionniers ! »
Le truc qu’ils ont oublié de nous dire, c’est que nous, on était pas invités.
C’est quand même un comble, non ?
Ici, sur Terre, ils ont tout raclé, tout raflé, tout rongé, tout ravagé, et puis ils se barrent.
Ils se barrent.
Comme ça.
Hop, on va sur Mars.
Ciao les gueux !
Démerdez-vous pour pas crever.
Nous on va faire une petite sieste là-haut.
Non, mais oh ! Ils se prennent pour qui ?!
Bon.
Désolée, faut pas que je m’énerve comme ça, c’est l’émotion.
« Tous ensemble, nous avons rêvé de récupérer ce qui nous appartient »
Oui, donc, bon, ils veulent partir sur Mars, d’accord.
Après tout, on pourrait se dire bon débarras, pas vrai ?
Mais non.
Parce qu’il y a un autre truc qu’ils n’ont pas dit.
Et je vais vous le dire maintenant.
ArchX, ce vaisseau, n’emporte pas que les cinquante plus grosses fortunes mondiales, non.
Il emporte aussi avec lui toutes les ressources de la Terre.
Toutes.
Oui, oui, vous m’avez bien entendue.
Vous le savez, ça fait des dizaines d’années maintenant que la vie s’est effondrée sur Terre.
La plupart des espèces n’ont pas pu s’adapter aux incendies, à la sécheresse, aux tsunamis, aux virus.
Alors ces Messieurs ont créé des variétés résistantes, ils les ont brevetées, ils nous les ont vendues et, petit à petit, elles sont venues concurrencer et remplacer celles qui survivaient tant bien que mal.
Aujourd’hui, pour faire pousser un brin d’herbe, pour entendre un chaton ronronner, pour manger une tomate desséchée et sans goût, il faut acheter le code en boutique certifiée, sans quoi rien ne pousse et rien ne naît. Et en plus, comme les génomes sont bridés, leurs espèces sont stériles. Le résultat, c’est qu’il faut toujours acheter, acheter et acheter.
La belle arnaque !
Le vivant est devenu leur propriété.
Eh bien, figurez-vous ces Messieurs partent sur Mars en emportant tous les codes. Tous les codes du vivant. Ce qui signifie que pour nous, qui restons sur Terre, c’est fini.
C’était déjà pas terrible, mais là c’est fini.
Plus de brins d’herbe.
Plus de chatons.
Plus de tomates.
Plus rien de vivant.
Fini, basta.
Le bateau coule et ces Messieurs partent avec les rames, le canot, les bouées, l’argenterie, l’orchestre et le buffet.
Bon.
Tout ça aurait pu se faire tranquillement, sans que personne n’y trouve rien à redire.
Ces Messieurs sont doués pour le sommeil.
Avec un slogan et deux trois coups de menton, ils t’endorment la réalité.
Mais voilà, le truc qu’ils ont oublié, c’est que l’argent, ça se mange pas.
Mais les riches, oui.
Et c’est ce qu’on est en train de faire en prenant le contrôle de cette fusée.
On se réapproprie ce qui nous appartient.
Je vous ai dit, c’est moi qui parle parce que ça a été décidé comme ça mais je suis pas toute seule. Derrière ArchX, il y a des gens, de vrais gens, et ça, ces Messieurs l’ont oublié quand ils ont commencé à parler de leur projet.
Dans l’ombre de la fusée, il y a des hommes et des femmes.
Des gens normaux, qui passent l’aspirateur, qui inventent des codes informatiques, qui vissent des boulons, qui nettoient des toilettes, qui entraînent les intelligences artificielles, qui font des rondes de nuit, qui modélisent des trajectoires dans l’espace, qui écoutent, qui réfléchissent, qui apprennent, qui se posent des questions, qui serrent les dents, qui se serrent les coudes, qui aiment, qui sentent, qui ressentent, et qui rêvent.
Parce que, n’en déplaise à ces Messieurs, nous rêvons nous aussi.
Nous rêvons.
Nous rêvons d’autre chose que ce dont ils rêvent, c’est certain.
Parce que pour nous, sur une planète en bout de course, rêver est une question de survie.
Et là, petit à petit, tous ensemble, nous avons rêvé de récupérer ce qui nous appartient.
Les codes génétiques.
Les brins d’herbe, les chatons et les tomates.
Nos vies.
La vie.
Ici.
Pas là-haut, sur Mars.
Ici, sur la planète Terre.
« Je suis peut-être une pirate mais il me tarde de retrouver le plancher des vaches »
Alors on a fait ce qu’il fallait. On a glissé nos rêves dans les interstices. Dans les cabinets de recrutement. Dans les datas des IA. Sur les chaînes de montage. Partout où il y avait une place pour nous. C’est comme ça qu’on a piraté ArchX. Avec nos rêves.
Et je suis certaine que vous rêvez vous aussi qui m ’écoutez sur Terre.
Pas vrai ?
Bon.
Justement, la fusée, là, elle redescend bientôt vers notre vieux caillou.
Avant ça, on a fait en sorte d’installer ces Messieurs dans un module tout-confort.
Ils ne sont rendu compte de rien parce qu’ils dorment tranquillement. Ils rêvent sans doute de tout ce qu’ils vont pouvoir rafler là-haut sur Mars.
Ils pourront rêver longtemps parce que dans leur module vient d’être placé sur orbite.
Si vous zoomez sur l’écran de votre Xphone, vous les verrez peut-être tourner.
Je sais pas si on peut voir ça, moi je les vois depuis le hublot mais ça fait quand même sacrément haut.
Ce que je sais, c’est qu’ils vont pas descendre tout de suite.
Peut-être qu’on pourrait décider collectivement ce qu’on fait d’eux ?
Un grand procès pour vol et destruction de planète, ça serait quelque chose, non ?
Si dans le jury on invite les brins d’herbe, les chatons et les tomates, je vous le dis, ces Messieurs ne sont pas prêts de redescendre !
Mais c’est pas ça le plus important.
C’est pas ça que je dois vous dire.
Dans quelques minutes, ArchX se posera sur Terre.
Cet endroit, même s’il n’y a pas vraiment d’eau, on l’a appelé l’Île, c’est notre côté pirates.
Les coordonnées GPS du lieu vont vous être envoyées sur vos Xphones.
À notre retour, nous serons certainement attendus par les milices de ces Messieurs.
Vous savez bien qu’ils ont toujours été mauvais perdants.
Nous perdrons peut-être la vie.
Mais si vous nous rejoignez, il se peut aussi qu’on soit assez nombreux pour prouver que le monde n’appartient pas à quelques Messieurs qui tourbillonnent dans l’espace. D’ailleurs, si un jour ils veulent redescendre, il faudra bien qu’ils le comprennent, c’est pas bien compliqué.
Cette Île, c’est un endroit où on va pouvoir rêver tranquillement et travailler à réparer tout ce qui a été cassé.
On va commencer par les codes génétiques.
Il y a des experts qui vont débrider tout ça et tous les codes seront ouverts et disponibles pour tout le monde. L’herbe pourra pousser librement, les chatons ronronneront nuit et jour et les tomates retrouveront leur goût.
La fusée, je sais pas bien. On en fera peut-être un château où les enfants pourront jouer à être des cosmonautes.
Bon, ça ne réglera pas tout, on le sait bien.
Il reste plein de choses à faire. Mais c’est un début.
Si on s’y met tous, on peut peut-être y arriver.
Détourner leur réalité, la retourner, la pirater, inventer des millions d’îles.
Sur la nôtre, je sèmerai des herbes folles, des portées de chatons et des forêts de tomates.
Bon.
Je dois vous laisser maintenant.
Je vais me préparer pour l’atterrissage.
Je suis peut-être une pirate, mais il me tarde de retrouver le plancher des vaches.
Ben, merci de m’avoir écoutée.
Bisous !
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