Ce matin, après une bonne nuit de sommeil, vous sortez de votre lit Ikea avant de vous diriger vers votre cuisine pour vous servir un café Nespresso. À table, vous l’accompagnez de céréales produites par l’une des filiales de Nestlé. Tout en mangeant, vous prêtez l’oreille à l’une des radios du groupe Bolloré et lisez, sur votre smartphone Samsung, les dernières nouvelles de la nuit. Dès le réveil, vous « vivez dans un monde de multinationales », assène dès son avant-propos l’essai Multinationales (La Découverte, février 2025).
Dirigé par deux journalistes, Olivier Petitjean, cofondateur et coordinateur de l’Observatoire des multinationales, et Ivan du Roy, cofondateur et rédacteur en chef de Basta !, ce livre donne à lire l’histoire singulière d’un bon nombre de groupes et l’histoire globale de ces entreprises planétaires.
Au fil de ses plus de 800 pages, on découvre comment ce modèle économique né au milieu du XIXᵉ siècle, en pleine révolution industrielle, s’est aujourd’hui imposé à l’économie mondiale… et au plus près des gouvernements.
Conquête du monde
La conquête du monde par les multinationales repose largement sur le soutien direct ou indirect des États. Soucieuses de faire émerger des « champions nationaux », les puissances européennes et étasunienne (et plus tard japonaise, chinoise et brésilienne) ont, dès le XIXᵉ siècle, encouragé, à grands renforts de subventions, de marchés publics et de tractations diplomatiques, l’émergence d’entreprises investissant au-delà de leurs frontières.
Le groupe français Lafarge a, par exemple, dû son essor au pharaonique chantier du canal de Suez, inauguré en 1869, piloté par les ingénieurs français. En dehors des canaux diplomatiques officiels, les premières multinationales disposaient d’une marge de manœuvre conséquente, à même de consolider les intérêts stratégiques de leur pays d’origine à l’étranger.
À défaut d’une prise de possession officielle du Congo par la Belgique, l’Union minière du Haut-Katanga a servi durant de longues années les intérêts personnels du roi Léopold II, n’hésitant pas à massacrer ou à quasiment asservir les populations locales pour exploiter le riche sous-sol de la région.
Coups d’état et dépendance économique
Après la brutalité de la colonisation, les multinationales suivantes ont, plus discrètement, favorisé la vassalisation du monde par les puissances occidentales. Au lendemain des indépendances, les grands groupes industriels français ont entretenu, à travers la fameuse Françafrique, la dépendance économique des nouvelles nations envers leur ancienne métropole par l’exploitation de leurs minerais et hydrocarbures.
Autre solution : en 1932, plutôt que d’administrer directement un territoire, les sociétés pétrolières occidentales — la Shell britannique, la Compagnie française des pétroles (actuelle TotalEnergies) et les descendantes de la Standard Oil étasunienne — inventèrent un État, l’Irak, dont le gouvernement avait pour finalité l’exploitation de l’or noir.
Le colonialisme indirect des multinationales n’exclut pas des interventions militaires, à l’image, en 1954, du renversement du président socialiste du Guatemala par la CIA, en réponse à l’expropriation des innombrables plantations de bananes qu’y possédait la tentaculaire United Fruit Company.
De fait, nombre de multinationales n’ont pas hésité, pour protéger leurs profits, à collaborer avec les pires dictatures : International Telephone and Telegraph avec Pinochet au Chili, l’industrie de l’armement française avec le régime d’apartheid sud-africain ou encore Volkswagen et BASF avec le régime nazi.
La construction d’une impunité
Pour se défendre de toute poursuite contre leurs dégâts politiques, sanitaires et environnementaux, les multinationales ont très vite su se construire une impunité juridique. L’une des stratégies les plus connues est la fabrique du doute, orchestré par les industries du tabac, de l’amiante ou encore des énergies fossiles. En s’appuyant sur le dissensus scientifique qu’elles produisaient sciemment, ces entreprises pouvaient retarder, sinon annuler, les réglementations publiques à leur encontre et gagner de précieuses et juteuses années de profits.
Cette impunité se construit aussi dans l’extraterritorialité. Peu fidèles aux pays qui les ont vues naître et grandir, quantité de multinationales ont établi leurs sièges sociaux dans des paradis fiscaux — nés au Delaware en 1899 — et leurs activités industrielles dans les zones franches — inventées en Irlande en 1948.
À partir des années 1990, à l’heure du néolibéralisme triomphant, les multinationales soutinrent massivement les traités de libre-échange bilatéraux — comme l’Alena, le Ceta ou encore le récent accord entre l’UE et le Mercosur — qui, très souvent, leur garantissaient des tribunaux d’arbitrage. Cette forme particulière de justice, quasiment privée, leur assure non seulement d’échapper aux poursuites judiciaires, mais également de pouvoir poursuivre les États qui menaceraient leurs profits… et de leur extorquer au passage des milliards de dollars d’amendes, quitte à mettre à genoux des pays en crise, comme l’Argentine au début des années 2000.
Échapper aux contraintes
Enfin, plutôt que de subir des réglementations contraignantes, les multinationales préfèrent choisir elles-mêmes leurs obligations : c’est la « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) et sa flopée de labels, certifications et démarches volontaires. Loin d’être aussi vertueuse qu’elle le prétend, la RSE voit le jour dans les années 1970, au moment où les pays du Sud et les syndicats de tout bord exigent un encadrement juridique international de leurs activités. En coupant l’herbe sous le pied de leurs opposants et avec le soutien actif des pays du Nord, les multinationales européennes et nord-américaines échappent encore aujourd’hui à toute réglementation internationale contraignante.
C’est que ces géants ne se contentent pas de produire et d’écouler leurs marchandises : ils façonnent le monde et les humains au gré de leurs besoins. Pour faciliter l’introduction des biens toujours plus nombreux de la société de consommation, les entreprises, à l’image de Coca Cola, ont inventé le marketing, qui associe durablement désir et consommation.
Cette association a un coût aussi bien économique qu’écologique : à force de lier liberté et déplacements motorisés — au premier chef l’automobile, puis l’aviation commerciale —, les industries du transport ont réorganisé la circulation des personnes à leur avantage… avec les émissions de gaz à effet de serre que l’on sait.
Une toute-puissance difficile à enrayer
Est-il possible de combattre de telles hydres ? Si l’ouvrage rapporte quelques victoires locales — comme, au début des années 2000, « la guerre de l’eau » remportée par les paysans boliviens contre la privatisation du service public de l’eau —, les luttes se heurtent à l’ère de la mondialisation à la menace d’une délocalisation dans un pays moins disant sur le plan social ou environnemental.
Le syndicalisme international n’a guère fait mieux : si la première Association internationale des travailleurs, fondée par Karl Marx en 1869, pouvait faire figure de « multinationale des grèves » à l’échelle européenne, le mouvement ne dura guère et ses successeurs ne parvinrent pas à enrayer la toute-puissance des multinationales. Même problème du côté des institutions onusiennes : à défaut de réguler ces entreprises, l’ONU les considère depuis le Sommet de la Terre Rio+20 en 2012 comme des « parties prenantes », un concept inventé par les milliardaires réunis chaque année à Davos pour légitimer leur emprise politique.
Dès lors, seuls les États tiennent lieu d’adversaires à la hauteur de telles corporations. De fait, l’essai retrace plusieurs victoires étatiques d’importance, particulièrement durant l’entre-deux-guerres, période protectionniste synonyme de vulnérabilité pour les multinationales. Après la crise de 1929, le président étasunien Franklin Roosevelt relança l’économie nationale en berne en s’attaquant aux trusts.
Nationalisation et économie planifiée
Pour partie inspiré par son New Deal, le gouvernement français de la Libération nationalisa plusieurs entreprises françaises, certaines suspectes de collaboration avec l’occupant allemand — comme Renault —, ou constitua de nouvelles filières — à l’image d’EDF et GDF pour maîtriser l’énergie.
Pour autant, l’objectif de ces programmes keynésiens, devenus dominants dans les nations occidentales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, n’était pas tant de démanteler complètement ces entreprises privées que de les replacer sous contrôle étatique et les intégrer dans une nouvelle économie planifiée par la puissance publique.
Seule l’URSS a, dès 1918, sciemment empêché l’émergence ou l’implantation de multinationales dans ses frontières après la nationalisation des filiales étrangères et des industries russes. Jusqu’à sa chute en 1991…
Au sortir de cette lecture, une question surgit, à laquelle ne répond volontairement pas l’essai : peut-on imaginer un monde sans multinationales ? Des circulations de biens et de personnes à travers la planète sans ces intermédiaires ? Faute aujourd’hui de modèles alternatifs, les multinationales sont bien parties pour prospérer encore longtemps.
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Multinationales. Une histoire du monde contemporain, sous la direction d’Olivier Petitjean et Ivan du Roy, aux éditions La Découverte, collection Cahiers libres, février 2025, 864 pages, 28 €. |
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