Contre l’injustice climatique, Rania Daki porte la voix des banlieues


Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), reportage

Des gouttes de pluie rebondissent sur les trottoirs trempés d’Aubervilliers. À l’entrée du square Stalingrad, Rania Daki patiente, les mains enfoncées dans les poches de sa chemise en jean, ses boucles brunes encadrant un visage souriant. Ce parc, rare respiration dans une ville parmi les plus denses et les moins dotées en jardins publics, est fermé à cause d’une pollution au plomb. Il fut son refuge, son terrain de jeu. « Il m’a vue grandir », murmure-t-elle en désignant les jeux où elle pouvait passer des après-midi étant petite.

Sa mère, Hanane, l’observe avec une tendresse discrète dans le regard. De la génération de la Marche des Beurs, elle accompagne pour la première fois sa fille à un entretien. « Elle m’a appris à ne pas baisser la tête, à prendre la place qui nous revient », glisse Rania avant de s’engouffrer dans un café voisin, où le sol tremble sous les assauts d’un marteau-piqueur en action devant la mairie.


«  On nous fait croire que l’écologie nous est étrangère, alors qu’on subit l’injustice environnementale au quotidien  », dénonce Rania Daki.
© Cha Gonzalez / Reporterre

À 22 ans, Rania Daki porte une conviction inébranlable : l’écologie ne peut se penser sans les quartiers populaires. Cofondatrice de La jeunesse populaire, militante au sein de Ghett’up, porte-parole du rapport (In)justice climatique, elle se bat pour inscrire la justice sociale au cœur du combat environnemental.

« On nous fait croire que l’écologie nous est étrangère, alors qu’on subit l’injustice environnementale au quotidien », dénonce-t-elle. Une conscience forgée au fil de son histoire familiale, entre les HLM d’Aubervilliers et les étés à El Jadida, au Maroc où, sur la route de la plage, l’odeur entêtante de l’essence se mêlait aux brises marines.

Son grand-père, ouvrier marocain, « n’a jamais tout raconté » des humiliations subies dans la France des années 70. Sa grand-mère, femme de ménage « chez des familles ultrariches  », rentrait exténuée après avoir fait briller des intérieurs auxquels elle n’aurait jamais eu accès autrement. Son père, réceptionniste dans un hôtel, a dû renoncer aux études faute de moyens. Sa mère, assistante maternelle, a élevé quatre enfants tout en travaillant.

Fracture sociale

« Ils ont tout donné pour qu’on ait une vie heureuse », souffle Rania, l’aînée. Enfant studieuse, elle dévorait BD et romans policiers à la médiathèque. « Pas des trucs intellos, plutôt des Max et Lili », se remémore-t-elle. Sa mère se souvient d’une petite fille toujours soucieuse des autres, attentive aux camarades en difficulté scolaire.

Au lycée, une fracture s’est révélée. Admise au prestigieux Louis-le-Grand, dans le 5ᵉ arrondissement de Paris, elle a découvert un monde où elle détonnait. « On était une poignée de personnes noires ou arabes », se rappelle-t-elle. Le mépris de classe et le racisme flottaient dans les couloirs.

Pour certains, elle était là « grâce aux quotas » et a entendu plusieurs fois le mot « beurette », un terme péjoratif pour désigner les jeunes filles d’origine maghrébine. Les épisodes du podcast « Kiffe ta race », de Rokhaya Diallo et Grace Ly, l’ont armée pour affronter l’offense.

Arrivée à l’âge du lycée, Rania a dû s’armer pour faire face au mépris social et raciste qui la visait.
© Cha Gonzalez / Reporterre

L’écologie, d’abord perçue comme une préoccupation de privilégiés, lui semblait lointaine. « Greta Thunberg ne me ressemblait pas. Et puis, on nous disait de trier les déchets, mais chez nous, il n’y avait pas de poubelles de tri. J’avais écrit au bailleur, il n’a jamais répondu. » Sa mère sourit en repensant à sa fille rédigeant ce courrier.

À la maison, l’écologie se vivait sans le dire : les vêtements passaient d’un enfant à l’autre, la nourriture ne se gaspillait pas, les cahiers trouvaient une seconde vie chez des cousins. Mais Rania refuse d’en faire une fable. « Il ne faut pas glamouriser le fait d’être pauvre et donc davantage écolo. Ça reste une condition subie, qui n’a rien de bon. »

« On nous empoisonne et ça ne choque personne ? »

Le déclic est venu en cours de géographie. Un chapitre sur les inégalités climatiques l’a percutée. L’enseignante projetait des cartes : les pays industrialisés consomment des ressources en excès, tandis que les pays du Sud subissent les catastrophes écologiques. Le Maroc, en rouge, parmi les plus exposés. Peu après, elle a découvert le scandale du chlordécone, pesticide interdit en métropole mais utilisé massivement aux Antilles. « On nous empoisonne et ça ne choque personne ? »

Les pièces du puzzle se sont assemblées. Les immeubles du 93 transformés en fournaises l’été. L’air irrespirable. Son petit frère asthmatique qui suffoque. « Il faisait des crises sévères, parfois on devait aller à l’hôpital en urgence. Ma mère, enceinte, respirait un air pollué. Tout cela a un prix. » Autant d’injustices environnementales qui s’accrochent à la vie des siens.

Alors, elle s’est engagée. Collectes, distributions, conférences. Maraudes en école d’ingénieur à Toulouse, où elle a croisé des étudiants qui n’avaient pas mangé depuis deux jours. Elle a rejoint l’association Banlieues Climat, fédérant les quartiers populaires sur les questions environnementales, et bifurqué vers un master en politiques environnementales à Sciences Po.

Justice sociale, justice climatique

Parallèlement, elle a cofondé La jeunesse populaire, née de l’urgence après la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024, pour inciter les jeunes des quartiers populaires à voter contre l’extrême droite. Avec Ghett’up, une association qui travaille en faveur de la justice sociale pour les jeunes de quartiers populaires, elle est devenue porte-parole du rapport (In)justice climatique, qui recueille les témoignages de plus de 1 000 jeunes des banlieues, des Outre-Mers et du Sud global. « Il pose tout ce que je pensais depuis des années sans savoir comment le formuler », dit-elle.

Pour Sarah-Maria Hammou, chargée de projet chez Ghett’up, « la parole de Rania est puissante parce qu’elle part d’une expérience commune : celle d’une génération de personnes issues des quartiers populaire, qui a pris conscience qu’elle est parmi les premières affectées par les effets de la crise climatique, et qui en a ras-le-bol d’être exclue des espaces de parole et de décision. Rania a le souci d’être comme un “vaisseau” pour porter ces récits et qu’ils soient, enfin, traités avec sérieux. »

Elle vit toujours dans le nord d’Aubervilliers, partage son temps entre études, militantisme et « Diasporas », le podcast qu’elle coanime pour raconter l’histoire des immigrés en France. Elle collecte les récits, veille à ce que les mémoires ne s’effacent pas. « Ce sont des archives pour plus tard, pour que les enfants se souviennent de leurs parents. » Elle ne supporte pas l’idée qu’un jour, ils disparaissent sans avoir eu la reconnaissance qu’ils méritent.


«  On nous disait de trier les déchets, mais chez nous, il n’y avait pas de poubelles de tri. J’avais écrit au bailleur, il n’a jamais répondu.  »
© Cha Gonzalez / Reporterre

À la croisée des luttes, elle s’indigne contre les violences policières, l’islamophobie institutionnelle. Redoute les contrôles au faciès infligés à ses petits frères. « Ce n’est pas normal de grandir avec ces peurs », dit-elle. Son féminisme est antiraciste, inspiré par bell hooks [1]. Elle dénonce le silence des « mouvements dominants » face aux discriminations que subissent les femmes voilées.

Sa dernière colère : l’interdiction du voile dans le sport, votée par le Sénat et soutenue par le gouvernement. « Dans le plus grand des calmes », lâche-t-elle, amère. Assa Traoré l’inspire. Les « bangers » d’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edward Saïd aussi.

« Sa force, poursuit Sarah-Maria Hammou, c’est de ne pas se limiter à l’écologie, d’être en lien avec des dynamiques et des personnes diverses qui, même sans se définir comme écolos, vivent des injustices profondément liées aux questions de racisme environnemental et de justice climatique en France. Son engagement sur d’autres fronts nourrit sa vision et permet de créer des ponts entre les luttes ».

« Elle porte haut notre parole »

Hanane regarde sa fille, fière. « On nous a appris à ne pas faire trop de bruit. Elle porte haut notre parole », dit-elle. Lors de la séance photo, elle hésite, puis accepte de poser avec sa fille. Plus tard, elle demandera que ces images ne soient pas publiées. Elle craint que son voile devienne un prétexte à la haine.

« Ils ne voient que notre voile, pas qui nous sommes », soufflait-elle plus tôt, les mains posées sur son chocolat chaud. Rania, elle, continue d’avancer, portée par la conviction qu’un jour, ces regards changeront. Qu’elle vivra dans un monde toujours vivable et prêt à embrasser les siens.

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