levons le tabou des collisions avec les cétacés


À l’occasion de la dernière et récente course du Vendée Globe, le sujet des OFNI (Objet flottant non identifié) a resurgi. Autrefois tabou, le terme est devenu familier aux oreilles des profanes de la voile, et interroge : à quel point le trafic maritime impacte-t-il la vie des animaux marins ?

OFNI, pour Objet Flottant Non Identifié, est un acronyme bien connu des marins et sonne toujours comme une menace car il représente un danger potentiel pour les navigateurs.

Depuis quelques années, le terme est devenu récurrent dans la bouche de certains skippers, décidant de briser l’omerta sur ce qui représente finalement, le plus souvent, une violente collision avec…un mammifère marin.

OFNI et Vendée Globe, vers la fin d’une omerta

Appelés communément OFNI mais pouvant également être définis sous l’acronyme d’OANI (Objet Aquatique Non Identifié), les Objets Flottants Non Identifiés sont un peu la hantise de tous les marins. Menaces sous-jacentes impossibles à prévoir, ils peuvent prendre la forme de gros débris (épaves, conteneurs, troncs d’arbres), mais également d’animaux marins.

Malgré la présence de sonars de plus en plus technologiques, les bateaux ne peuvent capter tous les obstacles présents sur leur route, ce qui met en danger la vie des personnes à bord… comme celle des animaux impactés. Parmi les nombreux abandons de la course du Vendée Globe (presque la moitié des départs), il est reconnu dans le milieu qu’une partie d’entre eux est due à des collisions avec un OFNI.

« L’appellation OFNI associe les animaux à des encombrants, qui ne font pourtant qu’évoluer dans leur milieu naturel »

Les OFNI sont donc souvent des animaux marins de grande taille : baleines, cachalots, orques, etc. Dans le langage maritime, les cétacés deviennent donc « obstacles », et « objets » : une sémantique quelque peu douteuse, car elle associe les animaux à des encombrants, qui ne font pourtant qu’évoluer dans leur milieu naturel.

À l’inverse des OVNI, il n’est désormais plus possible d’ignorer ce que sont ces OFNI : les skippers ont conscience que s’ils ne peuvent encore les éviter, ils savent souvent les identifier. Or, admettre en les nommant que l’on a heurté, blessé et potentiellement tué un animal qui passait – dans son élément naturel – reviendrait à assombrir la fête que représente une course comme celle du Vendée Globe.

La voile porte atteinte au monde marin
Perçue comme la version maritime de la « mobilité douce », la voile porte tout de même atteinte au monde marin ©Pixabay

« Nous ne voulons pas passer pour des tueurs de baleines« 

« Nous ne voulons pas passer pour des tueurs de baleines« , a déclaré en 2020 le skipper français Fabrice Amedeo, désireux de briser l’omerta sur le sujet. En 2016, le skipper Kito de Pavant abandonne la course suite à un choc avec un cachalot. En 2020, c’est au tour du navigateur espagnol Didac Costa d’entrer en collision avec une baleine. Pour lui, plus de peur que de mal. Pour la baleine, les conséquences sont inconnues, même si Fabrice Amedeo est conscient que le sort des animaux heurtés est souvent funeste.

« Un Ofni {…} c’est souvent une baleine et on n’ose pas dire qu’on tape des baleines ou qu’on tue des baleines parce que quand on tape une baleine, en général on la tue« , a-t-il déclaré peu de temps avant son départ pour le Vendée Globe 2024.

Pour Laurine Gounot, chargée de mission Programme collisions au sein de l’association MIRACETI, la parole commence en effet à se libérer dans le milieu de la course au large, après de longues années de tabou : « Le MMAG, un groupement qui lutte pour la préservation des mammifères marins, a mis en place différents systèmes pour détecter les OFNIS et a surtout créé des zones d’exclusion en partenariat avec le consortium Share The Ocean. Celles-ci, même si elles ne sont que des recommandations, sont de plus en plus prises en compte pour les itinéraires de courses au large telles que le Vendée Globe. »

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@dennisflarsen/Pixabay

L’omerta sur les OFNIS reste toutefois difficile à briser car le milieu de la voile renvoie l’image d’un sport « propre ». Principalement mus par la poussée vélique, les voiliers sont perçus comme nettement moins impactant qu’un navire classique : une osmose apparente avec le milieu marin qu’il est mal vu de critiquer. Pourtant, le monde de la voile tel qu’il existe aujourd’hui reste également tourné vers une forme de performance, surtout au niveau professionnel, et souvent au détriment du reste.

Les codes masculins y sont encore très forts, malgré la percée de skippeuses comme la jeune Violette Dorange. Le milieu de la compétition, perméable à la société dans laquelle il évolue, répond par ailleurs encore à de vieux codes capitalistes, financé par des sponsors peu éthiques (Charal, Maître CoQ, Sodebo, Mcdonald…). Le secteur fait également vivre un marché de matériaux très polluants, comme la peinture antifouling pour protéger les coques, très polluante et aux propriétés biocides.

Depuis plusieurs décennies, la voile en Occident n’est pas exempt de s’être octroyée la mer, comme terrain de jeu sans contradiction. C’est une problématique souvent connue des sportifs de haut-niveau dont l’activité se déroule en pleine nature : entre lien sincèrement affectif à l’environnement et exploitation de ce dernier comme un décor « à disposition » de tous les défis ou plaisirs. 

Il aura fallu que quelques skippers osent briser le silence et reconnaître que, malgré son apparence inoffensive, la voile porte atteinte au monde marin comme les autres formes de navigation.

L’impact désastreux du trafic maritime en général sur les cétacés

Plus largement, il y a encore quelques décennies, les échouages groupés de cétacés échappaient à notre compréhension. Aujourd’hui, le milieu scientifique s’accorde à dire que les sonars des navires sont la cause la plus fréquente des échouages massifs.

Ces mêmes sonars, notamment militaires, désorientent les animaux qui se retrouvent parfois égarés, mettant en péril leur survie. Il est aisé d’oublier qu’il y a sous la surface lisse de l’eau une vie marine extrêmement dense, complexe, codée et auprès de laquelle les inventions humaines modernes interfèrent, rarement pour le meilleur.

Cargo port maritime
Le transport maritime international a un impact colossal sur les animaux marins ©Unsplash

Les OFNI concernent tous les types de navigation, même s’ils restent plus dangereux pour de petites navigations que pour des porte-conteneurs. Si les cétacés heurtant un voilier ont de fortes chances de se blesser, il est facile d’imaginer l’impact d’un cargo ou d’un navire de croisière sur les animaux.

« En Méditerranée, nous estimons à environ 36 le nombre de rorquals communs mortellement touchés chaque année, sur une population de 1700 individus »

« En Méditerranée, nous estimons à environ 36 le nombre de rorquals communs mortellement touchés chaque année, sur une population de 1700 individus, détaille Laurine Gounot. Il s’agit d’animaux à forte longévité, donc à taux de reproductivité faible. De ce fait, la résilience de l’espèce est impactée au-delà de 2 individus morts par an.« 

Il ne faut donc pas oublier que si les OFNI représentent un risque pour la navigation, les animaux « obstacles » en sont les premières victimes.

« Il existe aujourd’hui de nombreux projets pour aider les navires à détecter les OFNIS, mais la plupart sont encore au stade du développement, explique Laurine Gounot. Avec MIRACETI, nous avons créé un dispositif de signalement des cétacés en temps réel, aujourd’hui obligatoire en France, mais qui a ses limites car il est basé sur l’observation visuelle. »

En attendant de pouvoir intégrer d’autres technologies de détection aux navires, MIRACETI accentue son travail de sensibilisation et de formation des personnels navigants, de plus en plus réceptifs à la problématique des collisions. « Nous transmettons bonnes pratiques et recommandations, car les écoles de navigation manquent de modules liés à l’environnement… Nous savons aujourd’hui que le contexte est ce qui influe le plus le risque de collisions : une vitesse élevée, au-delà de 10 nœuds, dans une zone fréquentée par les cétacés créent un cocktail à risque.« 

Le drame de la jeune baleine à bosse Sweet Girl

En septembre dernier, un drame s’est déroulé au large de Tahiti : la jeune baleine à bosse Sweet Girl, bien connue des locaux, a été percutée par un bateau de tourisme navigant bien trop vite (30 nœuds au lieu des 5 réglementaires). L’animal a vu sa mâchoire supérieure arrachée sous l’effet du choc : un accident terrible entraînant une très longue agonie, puis la mort par noyade de Sweet Girl (attention, images difficiles).

Les plongeurs présents sur place n’ont rien pu faire d’autre que d’assister aux cris déchirants de la jeune baleine à bosse, morte dans des souffrances épouvantables à cause d’un ferry qui, comme beaucoup d’autres, ne respectait pas les règles de préservation de la vie marine.

Pêche, whale watching déraisonné, sonars, densité du trafic… Cétacés et faune marine sont victimes d’une invasion humaine destructrice qui pille leur milieu, capture des animaux par accident, brouille leurs moyens de communication, encombre mortellement leurs voies de navigation et les soumet à des situations de stress.

Cet impact délétère a notamment poussé la Commission Européenne, en 2023, à imposer une mesure d’interdiction de la pêche chaque hiver dans le Golfe de Gascogne, d’une durée de quatre semaines. Une décision qui fait gronder le milieu de la pêche mais qui représente une véritable bouée d’oxygène pour les grands dauphins, dauphins communs et autres marsouins qui vivent à proximité.

Navigation et vie marine font rarement bon ménage
Au large du Golfe de Gascogne, les dauphins communs sont victimes des filets des pêcheurs ©Flickr

En effet, les captures accidentelles y sont très élevées : les chalutiers emprisonnent les animaux dans leurs filets, les blessent en les remontant (s’ils ne sont pas déjà morts) et les relâchent avec des fractures, des amputations et autres lésions physiques. Nombre d’animaux retrouvés échoués sur les plages en portent les stigmates. En cela, ces quatre semaines représentent un répit bienvenu pour les animaux, puisque le nombre de dauphins retrouvés morts pendant cette période a été divisé par quatre en 2024.

Le cas des orques de Gibraltar : « Nous sommes les intrus »

Cela fait maintenant plusieurs années que des groupes d’orques, dans les environs du détroit de Gibraltar, sèment la terreur au sein des usagers de la mer : les collisions et interactions entre orques et bateaux ont atteint le nombre de 600 entre 2020 et 2024. Dans les faits, il s’agit de petits groupes d’orques s’obstinant à détruire les gouvernails à coup de rostre ou de queue, ou à abîmer la coque des bateaux.

D’aucuns se sont retrouvés à devoir faire réparer leur matériel, à écoper une infiltration d’eau, voire à assister au naufrage de leur embarcation. Un comportement nouveau, que les épaulards semblent se transmettre d’un groupe à l’autre.

Navigateurs et scientifiques ont d’abord pensé qu’il s’agissait d’apprentissages de techniques de chasse ou d’agressions de la part des cétacés, sur-sollicités par le nombre de bateaux. D’autres s’accordent sur le fait qu’une orque matriarche aurait vécu une expérience traumatisante avec un bateau et tente depuis de s’interposer face à ce qu’elle associe à un danger, incitant ses congénères à faire de même. Une théorie qui, si elle peut s’avérer véridique, ne doit être confondue avec l’hypothèse d’une « vengeance », qui reste un concept anthropomorphique.

La cétologue et éthologue Fabienne Dufour met en garde contre cette théorie : selon elle, penser que les animaux se vengent risque d’amener à un comportement dangereux de la part des hommes, car « cela pourrait légitimer des actions violentes prises à l’encontre de ces animaux ». La spécialiste alerte sur le fait que l’épaulard est une espèce menacée, en particulier les orques ibériques de Gibraltar, et qu’il faut avant tout trouver un moyen d’éviter ces interactions, notamment en contournant leur territoire.

Cette théorie du traumatisme est remise en cause par différents scientifiques. Celle du jeu est aujourd’hui la plus relayée, notamment suite à la parution d’un rapport de la Commission Baleinière Internationale qui, il y a un an, soutenait cette hypothèse comme étant la plus plausible après observation poussée du comportement des animaux. Actuellement, il n’existe toutefois pas encore de consensus.

Groupe orques mâle femelle veau
Les orques sont des animaux cultivant une mémoire de groupe ©Unsplah

Ce dont ces faits attestent, c’est de l’intelligence incroyable des orques qui évoluent en groupes familiaux très organisés : apprentissage, culture, transmission, adaptation… Le détroit de Gibraltar est l’une des voies navigables les plus fréquentées de la planète et les groupes d’orques qui y vivent sont soumis à un stress permanent. Orques et Hommes y chassent les mêmes proies, à commencer par le thon rouge. En empiétant sur les plates-bandes, les bateaux représentent une menace pour les orques et pour la survie des groupes.

Si les destructions de navires ne peuvent être interprétées comme un retour de bâton, il s’agit d’une situation où, tout comme nous, l’animal interfère avec son milieu. Même si ce ne sont potentiellement que des jeux, ces déboires vécus par les navires relatent l’action d’animaux qui ne sont plus passifs vis-à-vis des Hommes. Au-delà du fait que les spécialistes ne savent exactement en déterminer la cause, c’est cette pro-activité de l’animal qui effraie, car elle nous fait soudainement chuter de notre piédestal.

« L’Homme n’est plus seul maître à bord ».

Peut-être serait-ce l’occasion de se souvenir, comme le dit Rafael Pecci Arogon, responsable du chantier naval de Barbate, que « ce sont des animaux qui sont dans leur habitat quand nous, nous sommes les intrus. »

– Renard Polaire


Source image en-tête @pasja1000/Pixabay

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